Retour sur le fond de « l’affaire Khashoggi » : le plan de « Révolutions 2.0 » des Frères musulmans
Khashoggi est devenu le symbole de la liberté et du courage pour nombre de démocrates qui voient en lui une sorte de nouveau Massoud. En réalité, le riche dissident saoudien était au coeur de la nouvelle stratégie mondiale des Frères musulmans visant à lancer l’« acte II » des révolutions
On a beaucoup parlé ces derniers mois de « l’affaire Khashoggi », ce rejeton d’une riche famille saoudienne devenu un chroniqueur prisé du Washington Post devenu une pièce-maîtresse des Frères musulmans aux côtés de la Turquie et du Qatar, ennemis du royaume saoudien. Son horrible assassinat, le 2 octobre 2018 à Istanbul (corps découpé en morceau puis dissous dans l’acide…), a considérablement nui à l’image du nouveau dirigeant « réformateur » saoudien, le prince-héritier Mohamed Ben (MBS). Depuis, Khashoggi est devenu le symbole de la liberté et du courage pour nombre de démocrates qui voient en lui une sorte de nouveau Massoud.
En réalité, le riche dissident saoudien était au coeur de la nouvelle stratégie mondiale des Frères musulmans et de ses parrains turc et qatari visant à lancer l’« acte II » des révolutions arabes, destiné cette fois-ci à déstabiliser et à renverser plus durablement que le premier printemps arabe avorté, l’ensemble des régimes arabo-musulmans soit pro-occidentaux soit hostiles aux Frères musulmans, qu’ils soient des monarchies islamiques (Arabie saoudite, Émirats, Maroc), des républiques autoritaires (Egypte, Algérie) ou des dictatures laïques (Syrie de Bachar al-Assad). Ceci au moyen de campagnes de contestations métapolitiques et de boycott économique principalement actionnées via les réseaux sociaux.
Khashoggi, faux démocrate pro-occidental, vrai protégé de la Turquie d’Erdogan et du Qatar
Il est vrai que « les discours et les articles de Khashoggi dans le Washington Postappelaient à des « changements démocratiques » de régimes dans le monde arabe », reconnaissent Emmanuel Razavi et Peggy Porquet, auteurs d’un intéressant reportage diffusé par le portail géopolitique GlobalGeoNews, mais « l'objectif de l'organisation frériste n'en demeure pas moins de remplacer ces derniers par des Etats islamistes, comme en attestent une longue littérature sur les réseaux sociaux, et la prise de pouvoir des Frères Musulmans en Egypte entre 2012 et 2013 ». Bref, un véritable plan de « révolution islamiste global» par un jihad virtuel, culturel, médiatique, diplomatique et économique qui inspirait toute l’action militante récente de Jamal Khashoggi.
L’idée-force consistait en fin de compte à poursuivre le jihad armé par un « jihad numérique et économique 2.0 », un « soft power jihad », fondé notamment sur le boycott des grandes entreprises occidentales liées aux régimes arabes et l’entrisme médiatico-politique et syndical. Le parcours même de Khashoggi et de nombreuses figures des Frères musulmans (Ghannoucchi en Tunisie, Benkirane au Maroc, Frères musulmans du PJL en Egypte, ex-membres du FIS en Algérie réhabilités par Bouteflika), passés du jihadisme originel à l’islamisme démocratique façon Erdogan, illustre l’évolutionnisme frériste qui rend parfois la Confrérie de Hassan Al Banna insaisissable. Rappelons que Khashoggi ne s’est jamais caché d’être l’« ami » d’Oussama Ben Laden, qu’il a même « pleuré » le jour de sa capture par les Américains au Pakistan et donc de sa mort, et qu’il n’a jamais renié son passé jihadiste dans Al-Qaïda en Afghanistan, combat qu’il a lui-même affirmé préféré poursuivre de façon plus « démocratique » et « pacifique » dans le même but de parvenir un jour à une réislamisation-désoccidentalisation générale des pays musulmans, fut-ce avec l’aide de l’Occident démocratique naïf qui lui a déroulé un tapis rouge au cœur de la bien-pensance médiatique newyorkaise et de Washington!
Khashoggi n’était pas plus un « ami » de l’Occident que des régimes arabes, car l’autre but de guerre de l'organisation des Frères est de répandre un jour l'Islam partout dans le monde où vivent des musulmans, qu’il convient pour cela d’encadrer et mobiliser par une stratégie de « paranoïsation » et de repli communautariste, puis de s’en servir comme cheval de Troie prosélyte-conquérant pour islamiser à terme l’ensemble du monde « mécréant ». Cette confrérie, construite sur le terreau de l'anticolonialisme et donc de l’anti-occidentalisme, est certes représentée en Europe et dans le monde arabe ou en Turquie par des associations ou partis politiques officiellement opposés au terrorisme jihadiste de Daech et Al-Qaïda, mais elle soutient par ailleurs en certains lieux (sous couvert de « résistance antisioniste») des groupes islamistes jihadistes comme le Hamas en Palestine-Gaza, des légions islamistes combattantes en Syrie ou en Libye.
Aucun spécialiste n’ignore d’ailleurs que les Frères et leur pensée, surtout celles de Al-Banna et de Saiyyd Qutb, le premier théoricien frériste du jihadisme, sont la matrice majeure des mouvances jihadistes contemporaines, y compris même de la révolution islamiste iranienne chiite qui s’inspira des Frères et de Saiyyd Qutb, très prisé par Khomeiny. Il ne faut jamais oublier en effet que les principaux fondateurs d'Al Qaïda, à commencer par Ayman al Zawahiri, actuel numéro 1 de l'organisation terroriste, ont côtoyé ses rangs, tout comme Abdallah Azzam (baptisé « l'imam du Jihad »), le mentor d'Oussama Ben Laden qui en était issu. A tous ceux qui plaignent « le martyr Khashoggi » et le présentent a posteriori comme un « démocrate » sous prétexte qu’il dénonçait la dictature saoudienne, il faut rappeler qu’il a longtemps soutenu le régime wahhabite saoudien lorsqu’il était le plus grand exportateur-net de salafisme jihadiste dans le monde, ce que MBS dénonce précisément. Ami assumé d’Oussama Ben Laden et compagnon de route de ce dernier en Afghanistan dans le cadre du jihad antisoviétique et de la création d’Al-Qaïda, Khashoggi fut longtemps le proche conseiller de l’ex-chef des services secrets du royaume entre 1977 et 2001, Turki Al Fayçal, l’homme qui mit Ben Laden en orbite en Afghanistan et qui devint ensuite l’ambassadeur d'Arabie saoudite au Royaume-Uni et aux Etats-Unis.
A l'arrivée au pouvoir du prince héritier Mohamed Ben Salman en 2015, Khashoggi a par ailleurs failli rester en bon termes avec MBS, mais l’opposition radicale de ce dernier aux Frères-musulmans dont il s’était déjà rapproché, puis l’alliance anti-Frères renforcée de l’Arabie de MBS avec l’Egypte d’Al-Sissi et les Émirats arabes unis de Ben Zayed - ennemis jurés de l’islam politique - ont constitué un véritable casus belli. Depuis lors, Khashoggi, qui avait ses entrées aux Etats-Unis en raison des liens de sa famille avec les milieux d’affaires, politiques et de renseignement américains, n’a cessé de dénoncer les méthodes « despotiques » du jeune Prince.
La nouvelle génération de Frères adeptes des « révolutions 2.0 » ou « jihad numérique »
Khashoggi appartenait donc sans conteste à cette nouvelle génération d’islamistes « progressistes » ralliée aux Frères-musulmans, c’est-à-dire la mouvance la plus subversive, transnationale et révolutionnaire de l’islamisme sunnite (liée au Qatar et à la Turquie d’Erdogan) résolument ennemie des monarchies conservatrices pro-occidentales du Golfe. La voie privilégiée par cette nouvelle mouvance frériste transnationale subversive n’est plus celle, jihadiste, inaugurée par Saiyyd Qutb, mais celle, démocratique, entriste, numérique, politico-démocratique et économique,des « révolutions 20 » à la lumières des Printemps arabes ou même des « révolutions de couleurs » financées par les Etats-Unis et les ONG de Georges Soros dans les années 2000 en Géorgie et en Ukraine.
L’objectif des Frères n’en reste pas moins le même que celui des pères fondateurs Al-Banna ou Qutb : l’établissement du Califat mondial cher également à Recep Taiyyp Erdogan. Et cet objectif ne peut être organisé qu’à condition de renverser tous les régimes arabes, pro-occidentaux comme anti-occidentaux, à commencer par l’Arabie saoudite rivale (dans la course au leadership islamique) et l’Egypte honnie du maréchal président Abdel Fatah Al-Sissi, coupable d’avoir renversé par un coup d’Etat militaire, avec l’aide de Riyad et des Émirats, le gouvernement frère-musulman de Mohamed Morsi qui avait été élu démocratiquement dans la foulée de la révolution arabe de la place al-Tahrir.
D’après le journaliste géopolitique proche de Khashoggi, Said Salmi, cité par les auteurs d’une très riche enquête publiée par le portail GlobalGeoNews, la mythification de Khashoggi par la Turquie et la presse occidentale « s'inscrit dans un contexte de rivalités géopolitiques entre le Qatar, la Turquie et l'Arabie Saoudite (...). Se venger de Khashoggi, c'était se venger du Qatar ». Ainsi, lorsque le dissident saoudien fustigeait l’Arabie saoudite, ce n’était pas l’islam politique qu’il dénonçait comme nombre de naïfs occidentaux l’ont dit ou cru, mais le pro-occidentalisme et le despotisme de MBS, le prince maudit qui a soutenu le pire ennemi des Frères en Egypte : Al Sissi, puis qui a abandonné les jihadistes fréristes syriens qui luttaient contre Bachar al-Assad sans oublier les islamistes libyens qui luttent en ce moment même contre les troupes du général anti-islamiste Haftar appuyé par les Émirats, l’Egypte et la Russie notamment. Khashoggi soutenait en fait corps et âmes les Frères musulmans et il s’était retourné depuis quelques années contre l’Arabie saoudite wahhabite non pas par anti-islamisme mais parce qu’il pensait à raison que les Frères-musulmans poursuit plus sincèrement et efficacement l’objectif panislamiste d’instaurer dans tous les pays musulmans la charia puis d’y rétablir à terme le « Califat » aboli par « l’apostat » Atätürk, un « crypto-juif-sioniste » pour les islamistes du monde entier.
C’est d’ailleurs le grand protecteur de Khashoggi, l’actuel président-néo-sultan Recep Taiyyp Erdogan,qui a démoli dans le cadre de même objectif subversif global tout l’édifice laïque kémaliste, certes au nom de la « démocratie »... La Turquie post-kémaliste et néo-islamiste de M. Erdogan, qui a annoncé vouloir rétablir le Califat en 2024, offre l’exemple le plus achevé de la stratégie d’inversion des valeurs propre aux Frères musulmans, véritables maîtres en communication efficace et en guerre sémantique.
Le plan « Tamkine » du Qatari Jassim Sultan ou la nouvelle stratégie subversive des Frères musulmans
L'enquête menée par l’équipe de GlobalGeoNews auprès de ceux qui connaissaient Jamal Khashoggi, ainsi que sur les réseaux sociaux, démontre que l'action du dissident saoudien « s'inscrit clairement dans le sillage d'une nouvelle génération de Frères-musulmans en rupture avec leur direction historique ». le spécialiste des Frères musulmans Emmanuel Razavi y affirme que cette nouvelle génération 2.0 de Frères-musulmans, dont les théoriciens (à commencer par le qatari Jassim Sultan) se trouvent au Qatar, en Turquie et en Europe (et non plus en Egypte), « préconise un nouveau Printemps arabe, numérique, bien plus efficace selon ses théoriciens que les mouvements de rue ».
D’après la doctrine théorisée par Jassim Sultan, appelée « TAMKINE » (et symbolisée par les quatre doigts de la main souvent exhibés par ses révolutionnaires et dirigeants fréristes, de Tariq Ramadan à Mohamed Morsi en passant par Youssef al-Qardaoui ou Erdogan), le plan consiste à« prendre le contrôle des Etats en faisant de l'entrisme dans les grandes entreprises et les institutions internationales, ainsi que dans les syndicats de travailleurs et les partis politiques ». Médecin de formation basé à Doha, Jassim Sultan est d’ailleurs un spécialiste reconnu des médias et des réseaux sociaux. Ainsi, après avoir notamment conseillé la direction d'Al-Jazeera, il a récemment contribué à la naissance de AJ+, la déclinaison web extrêmement dynamique et subversive d’Al-Jazira. M. Sultan « préconise l'utilisation de tweeter et de Facebook pour répandre les idées de la confrérie, rappellent les auteurs du rapport GlobalGeoNews, mais aussi affaiblir des multinationales dont les dirigeants sont souvent suspectés de faire le jeu de régimes très contestés ».
Un exemple parmi tant d’autres mérite d’être cité : Centrale Danone, la filiale marocaine de Danone, a été l'une des cibles, au printemps dernier, de cette nouvelle stratégie de « Jihad économique 2.0 ». C’est ainsi que, « surfant sur une vague de contestation populaire légitime, liée à la pauvreté endémique qui touche une grande partie du pays, des jeunes du Parti de la Justice et du Développement (PJD), ‘franchise’ locale des Frères-musulmans, en sécession avec leur hiérarchie, ont appelé via Tweeter et Facebook, aux côtés d'une population exaspérée, à boycotter ses produits, soi-disant trop chers ou composés de produits haram ». Certes, les Frères Musulmans n'ont pas été officiellement à l’origine de la contestation, mais ils ont l’infiltrée et récupérée, via notamment la branche jeune du parti de la Justice et du développement (PJD), qui « a su se faufiler dans la brèche de la contestation, manipulant les réseaux et distillant des rumeurs infondées qui, relayées par des centaines de milliers de posts sur les réseaux sociaux, ont impacté le géant de l'agroalimentaire ».
La suite du reportage de GGN qui retrace les déclarations de militants marocains favorable au jihad économique, est éclairante : « En ciblant ces sociétés occidentales, nous épuisons les économies locales et donc, les régimes que nous voulons abattre (...). Ce sont eux que nous visons. Car nos élites politiques frayent avec les dirigeants de ces entreprises et font de l'argent sur le dos des plus pauvres. Ce sont tous les mêmes ! (...). Pour nous, ils ont trahi le mouvement des printemps arabes, au même titre que les pays occidentaux qui les soutiennent (...) », a expliqué à GlobalGeoNews Hassan, 35 ans, cyber activiste marocain proche de la Confrérie. Un autre activiste frériste, jordanien celui-là, raconte : « c'est une nouvelle forme de printemps arabe. Faire cette campagne sur Internet, en utilisant les médias et les réseaux sociaux a été un très bon test ! Nous avons démontré que c'était un moyen d'agir efficacement sans être victimes de violences policières. Sur la toile, nous sommes plus difficilement identifiables. Nous mobilisons des millions de gens en prenant le minimum de risques pour un maximum de résultats. C'est une forme de jihad économique sur Internet ».
En Jordanie, au mois de juin, une vive campagne de boycott a d'ailleurs visé une décision du gouvernement d'augmenter certaines taxes. En tête du mouvement, on retrouve une organisation de médecins proches de la confrérie islamiste, qui a fragilisé le gouvernement. Idem en Algérie, où le constructeur automobile Renault - à l'instar d'autres sociétés comme Sanofi, Total, Lesieur et plus récemment la marque Coca Cola -, a été récemment la cible d'une campagne en ligne intitulée « laisse la rouiller » appelant au rejet de la marque. A chaque fois, on retrouve un scénario identique à celui du Maroc. Razavi et Porquet racontent avoir ainsi « constaté, en étudiant des milliers de tweets et de posts sur Facebook, que les cyber-activistes ciblaient toujours la même typologie de produits (eau, huile, voitures, essence, médicaments), diffusaient les mêmes discours anticolonialistes, les mêmes mots clés et les mêmes logos. Parmi les faits les plus troublants, le dessin d'une main dont le pouce est replié sur la paume et les 4 doigts levés vers le ciel (« Rabia »), le geste popularisé par le président turc Erdogan lors de ses meetings signe de reconnaissance des frères musulmans ».
La nouvelle révolution islamiste subversive
Sur Internet, la stratégie 2.0 des Frères est aussi relayée par les réseaux liés à Khashoggi qui font passer le message à leurs sympathisants à travers le monde que « la lutte contre l'oppresseur est en marche », surfant ainsi habilement sur une rhétorique « gauchisante » et tiers mondiste qui élargit le front des alliés ou « idiots-utiles » de la Confrérie. Said Salmi analyse ainsi la situation ressentie par les activistes : « En 2011, les régimes au Maroc, en Algérie, en Oman et en Arabie saoudite n'ont pas répondu aux contestations des Printemps arabes par les réformes politiques, sociales et économiques nécessaires (...). Les persécutions sont revenues (...). Cela a engendré une immense frustration, notamment chez les plus pauvres et dans les classes moyennes (...) ». Il assure : « Bien sûr, Khashoggi appartenait à cette mouvance qui veut renverser ces régimes, notamment dans le Golfe, et qui annonce l'aube d'un nouveau Printemps arabe ».
Et le Prince héritier d'Arabie saoudite, Mohamed Ben Salman, était dans sa ligne de mire. Mais contrairement aux dirigeants des pays précédemment cités qui ont composéavec les revendications des Frères-musulmans afin d'éviter des crises, MBS et son entourage ont probablement choisi de faire assassiner un opposant considéré comme un « traître à la solde de l’adversaire Qatariet de la Turquie », devenu de ce fait trop dangereux, d’autant qu’il en savait beaucoup sur ses anciens compatriotes et maîtres, lui qui était en train d’acquérir la nationalité turque. Plusieurs membres de l'entourage de Khashoggi affirment en effet que du fait de sa proximité passée avec l'ex-patron des services de renseignements saoudiens, Turki, il « avait connaissance de nombreux secrets concernant les affaires du Royaume qu'il aurait pu utiliser sur Internet »...
Washington, Londres, Istanbul et Doha : La galaxie Khashoggià travers le monde musulman
Le moins que l’on puisse dire est que Jamal Khashoggi voyageait beaucoup. Il intervenait notamment très souvent dans nombre de conférences organisées ici et là, de la Turquie à l’Occident en passant par le monde arabe, par des institutions satellites de la Confrérie islamiste. La scène qui suit, relatée par GlobalGeoNews, en dit long. Elle se déroule fin septembre 2018, à Istanbul. S’exprimant devant un large public amical, Khashoggi évoque la stratégie que « la mouvance islamiste » doit dorénavant poursuivre pour « faire tomber les Tyrans » (MBS, Al-Sissi, MBZ, Bachar al-Assad, etc) du monde arabe. Khashoggi parle alors dans le cadre du Think Tank Al Sharq Forum, dirigé par Wadah Kanfar, un Frère-musulman palestinien ex-directeur général d'Al-Jazira. Le journaliste saoudien insiste sur le fait que « face aux régimes oppresseurs, les réseaux sociaux sont devenus le nouveau champ de bataille ».
« Un discours qui colle à la virgule près à celui du Qatari Jassim Sultan, et qui a été largement suivi d'effets par les cyber-activistes au Maroc, en Jordanie, en Arabie Saoudite ou en Algérie », commente Emmanuel Razavi. GlobalGeoNews a révélé qu’à la même période, Khashoggi s’est rendu au Qatar pour y lever des fonds afin de trouver des financements nécessaires à la mise place d’une fondation dont il avait déposé les statuts en janvier 2018, dans l'état du Delaware, le fameux paradis fiscal américain. Dénommée DAWN (acronyme de Democracy for the Arab World Now, ndlr), cette fondation avait pour objet de diffuser "un contre-récit dans le monde arabe et l'Occident face aux sceptiques du Printemps arabe», explique à GlobalGeoNews l’expert américain Betsy Woodruff, le journaliste qui a le plus enquêté sur « l'affaire Khashoggi » pour le compte de The Daily Beast. « Dawn était un projet que nous avions pensé ensemble », explique son vieil ami Azzam Tamimi, avec lequel il était à Londres la veille de son assassinat.
Cet intellectuel palestino-britannique qui justifiait les attentats suicides perpétrés par le mouvement terroriste palestinien Hamas dans les années 2000, raconte à GGN depuis qu’il a rejoint la nouvelle stratégie du « soft power jihad » que « Jamal faisait beaucoup de déplacements entre Washington, Londres et Istanbul. Il avait un projet de site web très militant sur les économies du monde arabe ». Sur les raisons de son assassinat, il affirme que « Ben Salmane dépensait des milliards pour lisser son image et se montrer moderniste, mais Khashoggi a montré le vrai visage de MBS sur internet ; celui d'un type ambitieux, sans limite de pouvoir.
Ça l'a rendu furieux (...). Selon des informations que j'ai eues, émanant des services secrets turcs, l'un des bras droits de Mohamed Bin Salmane suivait en direct l´interrogatoire et le meurtre de Jamel Kashoggi. Cette personne aurait demandé sa tête ». Sur un nouveau printemps arabe, numérique, l'ancien compagnon de route de Khashoggi nous avertit : « Vous devez comprendre que les dirigeants de cette partie du monde sont des gangsters qui n'ont pas été élus démocratiquement. La jeune génération les considère comme des ennemis, des oligarques qui contrôlent l'économie aux dépends de la population (...). C'est inéluctable, une bataille se prépare ! Forcément, internet joue un rôle important (...) Et La mort de Jamal est l'une des étincelles qui va contribuer à l'explosion ».
Du Moyen-Orient à la Tunisie, berceau du « Printemps arabe », ou retour à la case départ…
Dans le contexte géopolitique, idéologique et géoéconomique dans lequel est livrée la « guerre 2.0 » des Frères musulmans en vue de renverser l’ensemble des Etats arabes qui leur sont hostiles, il est un pays hautement symbolique qui inquiète aujourd’hui tout particulièrement les analystes et les services de renseignement du Maghreb : la Tunisie, berceau de la révolution du jasmin. Point de départ des Printemps ou « révolutions arabes », la Tunisie ex-bourguibiste tiraillée entre les Frères musulmans d’Ennahda et les mouvances laïques et progressistes hostiles à l’islamisme figure en première ligne dans l’agenda des islamistes pour constituer celui d’une nouvelle révolution.
D’après des experts issus de divers services de sécurité, la Tunisie serait avec le Maroc et l’Arabie saoudite l’un des pays-cibles favoris des Frères et de leur « printemps arabe économique et numérique 2.0 » décrit par Emmanuel Razavi dans son rapport de GlobalGeoNews. En Tunisie comme au Maroc en effet, des campagnes d’appels au boycott et au renversement direct ou indirect des régimes en place sont encouragés de façon discrète et mais extrêmement efficace par les sections jeunesse des Frères musulmans, très actives dans les universités et les milieux associatifs et les réseaux sociaux. Certes, si les Frères ne sont pas toujours à l’origine des révoltes dans ces pays qui sont gagnés par une réelle corruption endémique et une très mauvaise gouvernance avec ses conséquences en termes d’injustices, ils ont toutefois très bien su récupérer l’élan révolutionnaire. Après avoir encouragé et accompagné les campagnes de boycott et de subversion, les Frères avec leurs structures web, leurs réseaux militants et sociaux ont intensifié leur stratégie d’entrisme dans les entreprises, les milieux intellectuels, universitaires et syndicaux.En Tunisie comme dans le reste du Maghreb, la corruption généralisée, l’injustice qui lui est associée puis la cherté de la vie ont grandement frustré les populationsqui exigent des réponses concrètes aux revendications de 2010 restées en fin de compte lettre morte.
D’où la stratégie des Frères visant à relancer dans l’ensemble du monde arabe un nouveau « printemps arabe numérique »qui passe notamment par la récupération démagogique de tous foyers et leviers de révolte susceptibles d’affaiblir les régimes en place, notamment en associant ces régimes musulmans « apostats » ou « traitres » au diable occidental post-colonial. Répondant à notre question sur le profil des nouveau révolutionnaires 2.0 qui appellent au boycott des entreprises gouvernementales et occidentales en ce moment même en Arabie saoudite, en Tunisie, au Maroc ou en Egypte, Emmanuel Razavi explique: « lorsque l’on regarde le cv d’un grand nombre de leaders de ce mouvement prônant la guerre économique, on se rend compte qu’ils sont passés par Al-jazira et qu’ils ont été pour la plupart en contact avec des officines américaines. L’on doit s’interroger là-dessus ». Et c’est là qu’entre en scène le« martyr » Khashoggi, qui faisait partie de cette mouvance frériste pro-turque et pro-qatarie liée de longue date aux instances officielles et aux médias américains puissants.
La France est-elle préparée à défendre ses intérêts économiques et politiques dans les pays arabes où les campagnes de boycott sont les plus tournées contre elle ?
D’après Emmanuel Razavi et nombre d’analyses présents sur place au Maroc notamment, « les entreprises françaises ciblées sont mal préparées à cela, car leurs directions-risques ne sont pas suffisamment dans une logique d’anticipation. Il y a aussi une mauvaise appréhension des nouveaux schémas islamistes. Beaucoup d’analystes-risques en sont restés aux modes opératoires des années 2000, sans voir que les organisations islamistes s’étaient extrêmement sophistiquées ». Aujourd’hui, pour combattre efficacement le discours des Frères Musulmans, il faudrait donc s’adresserimpérativement, selon Razavi,à des spécialistes du monde arabo-musulman qui maîtrisent tant les schémas de la communication de cette régionque les codes utilisés par les islamistes et les cyber-activistes issus des classes populaires ».
A tout cela, il faut ajouter que « les revendications populaires s'appuient sur une part de réel comme la cherté de la vie, et qu'il faut la prendre en compte. A Paris, très peu ont cette connaissance, car elle supposede maitriser un ensemble d’éléments complexes qui tiennent de la sociologie du monde arabe, de la géopolitique de la région, de l'économie, connaissance de l'islamisme et des réseaux fréristes, et enfin des techniques de communications qui parlent à ces populations ».
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