Nouveau pouvoir syrien : « égorgeurs modérés » ou « islamistes inclusifs » ?
Randa Kassis, anthropologue, femme politique franco-syrienne et écrivaine, par ailleurs présidente du Mouvement pour une société pluraliste, est une figure de l’opposition à l’ancien régime baathiste de Bachar al Assad qui a été renversé par des coalitions de rebelles islamistes et jihadistes sunnites appuyés par le Qatar et surtout la Turquie. Depuis, les médias occidentaux et les capitales européennes s’évertuent à trouver des circonstances atténuantes et preuves de « modération » pour justifier la reconnaissance internationale progressive des « égorgeurs modérés » du HTS et de son chef Abou Mohammed al-Joulani, redevenu Ahmed al-Charaà depuis qu’il endosse costume et cravatte et qu’il a voulu donner de lui et de son nouveau pouvoir une image respectable, sa motivation première étant bien évidemment la levée des sanctions internationales, surtout américaines (« loi Caesar ») qui empêchent la reconstruction du pays et la levée des embargos et restrictions d’importatations, exportations et paiements internationbaux. De retour de Syrie, où elle s’est rendue auprès des minorités alaouites, druzes et chrétiennes des quatre coins du pays avant de regagner la capitale, Damas, Randa Kassis nous livre son témoignage exclusif et fait le point avec Atlantico sur la nature du nouveau pouvoir de Damas.
A contre-courant des lieux-communs et manifestations d’euphorie tous azimuts constatés partout en Occident à propos de Joulani-Charaà, Kassis ne partage pas l’idée que le nouveau maître, en réalité fragile, de Damas, et son groupe ex-jihadiste seraient devenus subitement « inclusifs », « tolérant » envers les minorités et les laïques, voire bientôt « démocrates ». Les analystes peu dupes de ces démonstrations probable de takiya savent que les marques de modération de Joulani sont avant tout motivées par l’objectif d’obtenir la levée des sanctions contre son pays, idée réitérée également par Emmanuel Macron lors de son échange téléphonique avec Ahmed Al-Charaà, le 7 février dernier, durant lequel l’Elysée a invité le président syrien à se rendre bientôt à Paris.

Vous êtes retournée récemment en Syrie en tant que présidente du mouvement pour la société pluraliste, et vous y avez rencontré des responsables de plusieurs communautés, notamment chrétienne, druzes et alaouites. Êtes-vous toujours une opposante au nouveau régime ? Quelle a été votre impression à l’issue de ce retour après des années d’exil ? Êtes-vous optimiste sur le nouveau pouvoir à Damas ?
Randa Kassis : J’ai rencontré notamment le patriarche Johan X de l’Eglise grecque-orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient et le Sheikh Hikmat al-Hijri, le leader spirituel de la Communauté druze unitaire de Syrie et d’autres responsables communautaires, religieux et politiques. En fait, tous ont semblé inquiets, et je ne peux donc qu’être opposée à ce régime radical, qui est loin d’être démocratique et je refuse de partager le pouvoir avec d’autres forces politiques. Damas m’a paru triste, marquée par tout ce qu’elle a enduré sous Bachar al-Assad, et aujourd’hui encore plus craintive encore... Les gens vivent dans la peur, et beaucoup de ceux avec qui j’ai échangé redoutent une nouvelle guerre civile en Syrie. Rien n’inspire l’optimisme. Sans parler de toutes les communautés syriennes qui ne veulent ni d’une dictature religieuse ni de l’application de la charià. On parle souvent des minorités ethniques et confessionnelles dans les médias, mais on oublie également les sunnites laïques, les soufis, ou simplement ceux qui refusent l’instauration d’un régime religieux. Pourtant, si l’on additionne tous ceux qui rejettent la charià et qui souhaitent une Constitution neutre garantissant l’égalité pour tous, nous représentons une majorité, tandis que ceux qui la soutiennent ne sont qu’une minorité. J’observe aussi l’hypocrisie de certains Syriens vivant en Occident : ils profitent de toutes les libertés offertes par ces pays, mais soutiennent en même temps la charià en Syrie, soit par suivisme, soit par un esprit de vengeance envers les minorités en raison de l’ancien pouvoir alaouite-baathiste d’Assad. Ils se laissent porter par le courant sans mesurer les conséquences de ce qu’ils défendent, alors qu’eux-mêmes ne voudraient jamais vivre sous un tel régime !
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