Éclatement des positions kurdes en Syrie : une aubaine pour l’État islamique ?
Après l’accord américano-turc qui a permis à l’armée d'Ankara de lancer une opération anti-Kurdes dans le Nord de la Syrie, et suite à la rencontre entre le Président Erdogan et son homologue Trump à Washington le 14 novembre dernier, Alexandre Del Valle fait le point sur la nouvelle donne en Syrie et les conséquences du lâchage des Kurdes par les États-Unis sur demande du néo-Sultan Erdogan.
Il y a tout juste un mois, la Turquie lançait son opération “Sources de la Paix” dans le Nord de la Syrie. Trois semaines, 130 civils tués et quelque 300 000 déplacés plus tard, c’est tout le Rojava qui était redessiné. Le maître d’Ankara martèle que son opération visait les “terroristes de l’YPG” (Kurdes séparatistes de Syrie) et avait pour objectif de mettre en place une “zone de sécurité” dans le Nord-Est du pays pour y déplacer notamment les réfugiés syriens présents en Anatolie. Cette déclaration n'a dupé personne, car Recep Tayyip Erdogan mesure parfaitement les conséquences de sa nouvelle bataille anti-Kurdes et néo-impériale-ottomane dans une région hautement inflammable où Les forces séparatistes kurdes honnies par Ankara étaient les plus redoutables ennemis de Daesh et des Jihadistes en général. L’intervention de la Turquie redistribue donc considérablement les cartes, même si le sacrifice des Kurdes sur l'Autel de la Realpolitik syrienne et régionale était déjà annoncé depuis les rencontres d'Astana et Sotchi qui ont scellé l'alliance turco-irano-russe autour du partage des zones de contrôle de la Syrie.
La progression des forces turques dans le nord-est syrien a définitivement stoppé la montée en puissance militaire et politique du PYD (Parti de l’Union Démocratique) et des milices YPG/YPJ (forces kurdes) et FDS (Forces démocratiques syriennes kurdo-arabes) qui avaient réussi à contrôler un cinquième du territoire syrien et qui ont été soudainement obligées de composer avec le régime de Damas pour ne pas être écrasées par l'armée d'Ankara et ses milices islamistes alliées.
Faire du Nord de la Syrie une terre "Kurdenrein"
Conformément aux intérêts de la Turquie, tant islamiste que nationaliste, l'opération turque dans le Nord de la Syrie vise littéralement à "nettoyer" la zone de toute présence kurde, militaire et civile, dans le cadre d'un plan de substitution de population et donc à mettre un coup d’arrêt à l’utopie d’un Kurdistan syrien indépendant. Les Kurdes, abandonnés par leurs alliés occidentaux, n’ont plus le ballottage stratégique suffisant pour réclamer une quelconque indépendance. Dans le cadre d'un principe de survie, le jour du retrait total des troupes américaines positionnées à la frontière turque, les FDS ont ainsi conclu un accord avec le régime de Bachar al-Assad débouchant sur un déploiement des forces de l’armée syrienne régulière en soutien face à la pression turco-islamiste. Le haut commandant des FDS, Mazloum Abdi, justifiera cette alliance surprise en expliquant que le régime syrien, soutenu par les Russes, avait “fait des propositions qui pourraient sauver la vie de milliers de personnes”( ...). Entre le compromis et le génocide de notre peuple nous choisirons la vie”, a-t-il résumé.
Appelées en renfort, les troupes de Damas ont alors effectué - sans combattre - une percée de plus de 400 kilomètres dans le Nord. En se rangeant derrière al-Assad et son armée, ce sont huit années de construction politique du "Rojava" (Kurdistan syrien indépendant) que les Kurdes syriens ont mis en péril. Et il est clair que le régime de Damas n’est pas venu au secours des Forces Démocratiques Syriennes par pure philanthropie ou philo-kurdisme, quand on sait à quel point le régime baassiste syrien - surtout le père de Bachar, Hafez al-Assad - a combattu le nationalisme kurde vu comme une menace existentielle pour la Syrie baassiste unitaire. Fort de la récente position d'extrême faiblesse stratégique des Kurdes, Bachar profite de cette reprise de contrôle du Nord-Est syrien pour accréditer le mirage d’une Syrie (ré)unifiée et unitaire.
Il convient toutefois de reconnaître qu'en dépit de sa propre faiblesse, le régime syrien, qui ne doit sa survie qu'à Moscou et Téhéran, est pour le moment le grand vainqueur du quadruple antagonisme qui a opposé avec les révolutions arabes 1/ les rebelles démocrates au régime dictatorial, 2/ les laïques-alaouites-baassistes aux islamistes, 3/ les Kurdes aux Arabes, 4. Les pro-occidentaux-qataris-saoud aux pros-russo-iraniens.. D'évidence, d'un point de vue syrien, le spectre d'un futur Etat kurde en Syrie était une option aussi inacceptable que celui d'un Etat kurde libre en Turquie, et malgré le fait que le régime avait mis au second plan sa volonté d'enrayer l'indépendantisme kurde face à la menace commune jihadiste, le fait que les Kurdes syriens alliés des Américains aient considéré qu'ils méritaient une terre autonome ou indépendante en Syrie comme "récompense" pour leur bravoure face à Daech était une épite dans le pied que l'accord Erdogan-Trump de lâchage des Kurdes a enlevée aussi "miraculeusement" que soudainement.
Les implications des événements en Syrie dépassent de loin les seules limites géographiques du Proche-Orient.
La nouvelle donne syrienne, fruit d'un activisme russo-turco-iranien et d'un désengagement américano-saoudo-qatari, a confirmé le phénomène de "désoccidentalisation" de l'ordre (ou désordre) mondial, sinon le spectre d’une Vieille Europe divisée en plein déclin stratégique, otage qu'elle est de sa propre "impuissance volontaire" et de son moralisme droitsdel'hommiste inefficace face à la Realpolitik décomplexée des Etats-Unis néo-isolationnistes mais nationalistes de Trump, néo-ottomane de la Turquie du sultan Erdogan, néo-tsariste de Vladimir Poutine et néo-impériale-chiite-khomeyniste des Mollahs iraniens.
Les événements du 9 octobre dernier ont ainsi levé le voile sur l’incapacité croissante de l’Occident dans son ensemble à peser d'une façon crédible dans les conflits internationaux et d'y poursuivre des stratégies de long terme non-anéanties par les agendas de politique intérieure court-termistes et chaotiques (guerres stupides des Clinton et des Bush en ex-Yougoslavie, Afghanistan et Irak puis tout aussi stupide retrait sans "service après-vente" d'Obama; et last but not least folie de la guerre libyenne et du soutien aux islamistes en Syrie, etc). Les condamnations morales aussi hypocrites que vaines et les sanctions (anti-syriennes, anti-russes, anti-iraniennes, etc) émises par les pays occidentaux ont eu un effet plus que limité qui n'a d'ailleurs en rien renforcé la crédibilité de pays européens et des Etats-Unis dépourvus de politique étrangère cohérente au Proche et Moyen-Orient. Quant à l’OTAN - dont la Turquie est toujours membre et est devenue un cauchemar interne - semble plus fragile et affaibli -car plus divisé- que jamais et bêtement prisonnier de ses obsessions existentielles russophobes qui l'empêchent de voir le péril panislamiste. Le débat profond provoqué par le retrait des États-Unis de la lutte contre l’EI dans le Nord-Est syrien et l’offensive consécutive de la Turquie contre les Kurdes illustre une des plus graves crises vécue par l’Alliance, d'où la récente remarque à vrai dire pertinente d'Emmanuel Macron. La cohésion otanienne est donc mise à mal comme jamais.
Malgré le rôle de la Turquie dans la croissance de la menace islamiste sunnite globale contre les intérêts des pays alliés atlantiques, l'OTAN semble ne pas réussir à se passer de la Turquie problématique et de son poids stratégique et de nuisance, forte notamment du fait que le pays d'Erdogan abrite sur son sol près de 50 armes nucléaires américano-otanesques... Véritable flanc sud-est de l’organisation, l'Otan ne se résout pas à rompre avec un pays (la Turquie) qui aurait pour vocation de "tenir" une frontière avec la Syrie, l’Irak et l’Iran, territoires autrement inflammables; qui a longtemps servi à bloquer les Russes dans leur sud ("mers chaudes"); puis qui est une zone de transit majeure des hydrocarbures de l'Est (Golfe/Caucase/Caspienne) vers l'Ouest, sans oublier les détroits de Dardanelles et du Bosphore. Le pays d'Atätürk est donc devenu une véritable épine dans le pied ou plutôt le flanc est et sud de l’OTAN. Et le néo-Sultan Erdogan, sorte de Atätürk à l'envers, le sait très bien et aurait tort de se priver de cette rente de situation, d'où son jeu visant à faire monter les enchères des trois côtés, islamique, atlantistes et philorusses.
Que deviennent les djihadistes détenus par les Kurdes ?
L’agression turque à l’encontre des positions Kurdes couplée au retrait des troupes américaines pourrait instaurer un nouveau climat d’incertitude dans le Nord de la Syrie. Les Européens redoutent que les milliers de djihadistes retenus par les Kurdes - notamment les étrangers - ne s’évadent pour redonner corps à l'État Islamique dont le Califat territorial avait été détruit en mars dernier après la prise de Al-Baghouz Fouqani par les FDS/Kurdes épaulés par la coalition américano-occidentale.
À l’heure actuelle, environ 12 000 djihadistes seraient retenus par les forces de sécurité Kurdes dans le Nord-Est syrien. Parmi eux, on décompterait au moins 10 000 combattants arabes syriens ou irakiens - et un peu plus de 2000 ressortissants étrangers. Ressortissants étrangers au sein desquels on retrouve 750 "Européens-occidentaux" dont 370 français dont 250 enfants. La nationalité de ces djihadistes ou ex-djihadistes est un véritable casse-tête juridique, diplomatique et médiatique pour Paris. Si la situation militaire dans le Nord de la Syrie semble s’être apaisée ces dernières semaines, l’avenir des djihadistes détenus par les Kurdes et maintenant par les Turcs reste en suspens. À l’heure où sont écrites ces lignes, on recense une perte de 785 prisonniers affiliés à l’EI. Selon les YPG, ils seraient parvenus à s’échapper du camp d’Aïn Issa, au Nord de Raqqa, grâce au chaos lié à l’offensive turque.
Selon l’organisation Human Rights Watch, la plupart des fugitifs seraient des femmes de membres de l’État Islamique - dont certaines seraient étrangères - ainsi que leurs enfants. La Turquie aurait également récupéré un certain nombre de prisonniers après son offensive sur les positions kurdes. Recep Tayyip Erdogan a annoncé à ce propos le 8 novembre dernier que la Turquie avait capturé 287 personnes - probablement liée à l’EI - qui s’étaient échappées des prisons kurdes.
Du pain béni pour Ankara qui dispose là d’un moyen de pression supplémentaire sur l’Europe culpabilisée et anti-régalienne, en plus des 3,6 millions de réfugiés qui jonchent son territoire et qu’il menace de déverser sur le Vieux Continent si les Occidentaux décidaient de se montrer trop virulents vis-à-vis de ses agissements au Proche-Orient ou ailleurs. Est également en question la "confiance" que l’Europe continue d'accorder à la Turquie qui exerce pourtant sur l'UE et l'OTAN un chantage permanent, sans même évoquer le néo-impérialisme irrédentiste et militairement menaçant d'Ankara à Chypre et en Mer Egée... Les récents agissements ainsi que les nombreuses ambivalences géostratégiques de cette Turquie néo-ottomane erdoganienne inquiètent une Europe incapable de réagir de façon ferme et de fixer des limites à ce qui est acceptable ou pas de la part de son prédateur de candidat à l'intégration... A cette aune, on se demande si laisser les jihadistes anciennement détenus par les Kurdes aux mains des Turcs qui ont longtemps aidé Daech et Al-Qaïda est réellement une meilleure idée que de traiter avec le régime "dictatorial" du terrible Assad, pourtant à la tête d'un Etat légalement reconnu et avec lequel nos services sont condamnés de reprendre langue pour combattre la menace commune islamiste/jihadiste.
Erdogan s’est en effet souvent montré trop souvent évasif, ambigu; voire étonnamment laxiste vis-à-vis des combattants jihadistes qu'il persiste à mettre au même plan que les "terroristes kurdes". Les laisser entre ses mains risque de les voir disparaître tôt ou tard dans la nature, une situation cauchemardesque pour nos démocraties ouvertes à tous les vents et si réceptives à la "stratégie d'intimidation" tant des coupeurs de langues Frères-musulmans que des "Coupeurs de Têtes" de l'EI et d'Al-Qaïda, actuellement en plein rapprochement en certains lieux, notamment en Syrie.
En guise de conclusion...
L’affaiblissement des positions Kurdes et la nouvelle instabilité de la région est une aubaine pour l'État Islamique et Al-Qaïda, alias HTS ou Al-Nosra en Syrie, qui disposent en "zone turque" dans l'ouest de la Syrie de la plus forte concentration de jihadistes internationaux et autochtones au mètre-carré. En dépit de la mort de son calife Abou Bakr al-Bagdadi, l'EI reste bien en vie, conserve au moins 20 000 combattants "dormants", un trésor de guerre et même de nouveaux adeptes notamment en Libye, Afrique noire, Asie du Sud Est et Irak.
En août dernier déjà, le Pentagone faisait état d’une éventuelle résurgence de l’État Islamique avec un renforcement de ses capacités insurrectionnelles en Irak et une reprise progressive de ses activités en Syrie. Pareille résurgence de l’État Islamique, certes concurrencée par celle d'Al-Qaïda, remet l’enjeu sécuritaire au coeur du débat. Et cet enjeu, c'est-à-dire la prise en compte de nos seuls intérêts nationaux qui passent par une "hiérarchisation de l'ennemi", analysé à la lumière de la restructuration des centrales jihadistes internationales dans un contexte de nouveau chaos syrien, yéménite, libyen et sahélien, remettent sérieusement l’Europe et la France en particulier sous la menace d’attaques jihadistes qui ne peuvent que se multiplier.
Pour éviter que les désastres de grande ampleur orchestrés par des centrales jihadistes mondiales comme en 2015 (Charlie Hebdo/Hyper Casher, Bataclan et Saint Denis) ne se reproduisent (le jihadisme "de basse intensité endogène étant quant à lui inévitable), il va être nécessaire de reconsidérer l’engagement européen et français dans la région non plus à partir de grilles de lectures moralisantes ("méchants Assad/Daech, gentils rebelles sunnites) mais en s'inspirant au moins en partie de la Realpolitik déployée par les grands acteurs mondiaux (Chine comprise) sur un échiquier géostratégique international paradoxalement de plus en plus marqué par le néo-nationalisme et les néo-impérialismes régionaux alors que la mondialisation semblait avoir détruit les identités ethniques, historiques et religieuses. Dans ce contexte de politique à la fois néo-réaliste, voire cynique, et géo-civilisationnelle, c'est-à-dire fondée sur la défense des intérêts nationaux et des identités face aux prédateurs impériaux et à la menace globale islamo-jihadiste, la question de savoir s'il faut rétablir des relations diplomatiques (et sécuritaires) entre la France et le régime syrien n'en est plus vraiment une.
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