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À l’assaut de la Méditerranée orientale : jusqu’où laissera-t-on aller Erdogan ?

La Turquie tente d'étendre son influence en Méditerranée. Quelle pourrait être la réaction et l'attitude de l'Europe face à la stratégie déployée par Recep Tayyip Erdogan ? La France peut-elle encore apporter une solution ?




Atlantico: Comment la Turquie tente-t-elle de s’imposer comme le maitre de la Méditerranée orientale ?


Alexandre del Valle : D’abord, la présence illégale de la Turquie sur 37 % de l’île de Chypre (membre de l’UE), occupation qui a bloqué par ailleurs sa candidature à l’adhésion de l’Union Européenne car Ankara refuse toute reconnaissance même indirecte du gouvernement légal de Nicosie, la République Chypre, est utilisée par la Turquie pour revendiquer les eaux territoriales (ZEE, Zones économiques exclusives) autour de l’île. Cela confère à la Turquie une position hautement stratégique en Méditerranée orientale, aux portes de la Syrie, du Liban ou de Palestine-Gaza-Israël et des eaux souveraines égyptiennes et libyennes regorgeant toutes de réserves de gaz off-shore et de pétrole à exploiter mais dont les frontières légales internationalement reconnues de la Turquie avec ses voisins ne convient pas à Ankara qui veut doubler son espace maritime. En effet, dans les années 2000-2005, au moment même où la Turquie posait sa candidature puis parvenait à entamer avec l’Union européenne un processus de « Négociations en vue de l’Adhésion » dans le cadre de sa future entrée au sein de l’UE, d’immenses réserves de gaz et de pétrole off-shore ont été découvertes dans cette zone de la Méditerranée méridionale et orientale, autrement dit dans les eaux chypriotes, égyptiennes, israéliennes, grecques, israéliennes et libyennes. La Turquie s’est sentie exclue des accords (pourtant conformes au droit international maritime et aux frontières reconnues) passés entre la Grèce, Chypre et les pays arabes riverains visant à exploiter ces réserves de gaz. Ankara a donc décidé de prendre au large de Chypre et de façon unilatérale ce qu’elle estime lui revenir "de droit", dû au fait de sa « présence » géopolitique, démographique (politique d’envois de migrants illégaux anatoliens envoyés depuis des décennies pour changer les équilibres avec les Grecs chrétiens dans l’île) et militaire (occupation illégale du Nord par l’Armée turque et gouvernement fantoche turc du Nord non-reconnu internationalement).


Bien que totalement illégale, donc, cette position turque néo-impériale a abouti il y a quelques jours à l’envoi de 18 frégates militaires dans cette zone de la Méditerranée afin d’escorter un navire ayant pour mission de repérer des lieux de forage, des forages turcs pourtant totalement illégaux. Ensuite, n'oublions pas que la revendication des îles grecques de la Mer Égée n’a jamais été abandonnée par les Turcs, tant les partisans d'Erdogan que les Kémalistes ou les nationalistes du MHP, qui contestent depuis des années très ouvertement dans les débats parlementaires les frontières gréco-turques de 1923 et donc le traité de Lausanne. Depuis de nombreuses années en Turquie, des voix s’élèvent pour « rectifier les frontières », accusant la Grèce d’avoir eu la part belle dans le partage des zones maritimes en Méditerranée en s’appropriant « trop d’îles ». La Turquie menace donc à demi-mot d’envahir certaines îles si un nouveau partage des eaux territoriales à son avantage n’est pas mis en oeuvre. Et les récentes provocations militaires navales turques contre Chypre, les navires italiens de forage de l'ENI et la France, puis récemment la Grèce, visent .à faire comprendre à la "communauté internationale" qu'une guerre ne sera évitée que si les frontières maritimes sont révisées au profit d'Ankara... Enfin, la présence turque en Libye, en Irak comme en Syrie, rentre également dans le cadre de cette stratégie géo-éco-énergétique et néo-ottomane qui, sous couvert de "défense des minorités turkmènes" et des Frères musulmans ou de la "lutte contre le terrorisme kurde", vise le pétrole on-shore libyen, irakien et syrien convoité autant que les hydrocarbures gréco-chypriotes.


Atlantico : Comment expliquer la tétanie de l’Europe face aux mouvements offensifs d’Erdogan en Méditerranée ?


Alexandre del Valle : Ce comportement selon moi munichois des pays de l’Union Européenne n’est pas nouveau et sera lourd de conséquences dans un avenir proche : jadis, l'Europe demeura silencieuse lorsque la Turquie lança l'opération "Attila" (nom évocateur) pour conquérir et occuper durablement 37 % de l'île de Chypre

et y établir une illégale "République Chypriote Turque du Nord de Chypre" (RTCN), condamnée par les Nations Unies. Elle ne bougea pas dans les années 1950-60 et 1970 lorsque les minorités chrétiennes et grecques furent victimes de pogroms et d'expulsions massives de grecs. L'Europe n'a jamais exigé de la part d'Ankara la reconnaissance de la République ("majoritairement grecque") de Chypre, membre de l'UE et seul régime reconnu dans l'île et du génocide arménien/araméen de 1915 nié par Ankara de façon officiel; ni même réclamé que la Turquie cesse son embargo criminel sur l'Arménie qui étouffe peu à peu ce petit pays enclavé et menacé par les Turcs azéris revanchards. L'Occident et l'Union européenne n'ont jamais dénoncé officiellement la fermeture du Séminaire de Halki qui forme les clergés orthodoxes et qui fait mourir petit à petit la communauté grecque-orthodoxe résiduelle (1000 personnes au plus) vivant autour du Patriarcat universel de Constantinople lui-même soumis à des pression du pouvoir politique. L’UE, contrairement à la Russie, à la Turquie ou aux Etats-Unis, se refuse à utiliser tout pouvoir de nuisance car elle est devenue le "continent de l'Impuissance volontaire", un "empire cosmopolitiquement correct" destructeurs de souverainetés nationales et donc de volontés. Nous pourrions freiner l’expansionnisme d’Erdogan en envoyant par exemple nous aussi des frégates militaires pour défendre la zone maritime chypriote, comme l'a fait timidement Emmanuel Macron, mais c'était mieux que rien et bien mieux que tous les autres pays européens ou de l'OTAN restés passifs ou même parfois complaisants envers Ankara (Londres, Washington et pays du Nord). Nous pourrions au moins rappeler nos ambassadeurs comme nous avions pu le faire avec l’Italie pour une crise verbale avec les "populistes" pourtant bien moins grave. On voit ici le "deux-poids deux mesures" qui fait que l'on traite avec bien plus d'indulgence le néo-sultan ultra-populiste pro-islamiste Erdogan que les populistes salvinistes ou orbanistes de la Vieille Europe culpabilisée. L'Europe est également passive, désunie et même complice face à d'autres phénomènes prédatoires préjudiciables à nos intérêts: racket migratoire passé de Kadhafi et présent d'Erdogan; trouble jeu de l’Algérie, de la Turquie et du Qatar avec des organisations terroristes au Mali, en Libye, en Syrie, et même dans l'Union européenne et en France; paralysie face au pays d'Afrique qui organisent en toute impunité le trafic de migrants en Méditerranée, refusent de récupérer leurs ressortissants illégaux renvoyés et qui doivent des milliards de "dette sanitaire" et de sécurité sociale à la France et à d'autres pays européens… Et la liste est longue de nos passivités qui résultant du refus des heurts et représailles par culpabilisation et "pacifisme" quitte à envoyer un formidable message de faiblesse aux prédateurs internes et externes qui comprennent ainsi qu'ils peuvent aller plus loin.... Depuis qu'elle totalement renoncé à son projet géo-civilisationnel, l'UE souhaite se présenter comme une "zone de paix, le continent "du dialogue des civilisations", de la "non-identité" et de la repentance droitsdel'hommiste qui donne la vraie autorité aux juges constitutionnels inamovibles non-élus et aux "minorités tyranniques". Elle n'a donc plus de vision politique, souverainiste, stratégique et a perdu de vue les "temps longs" de l'histoire chers à Fernand Braudel donc toute "politique de civilisation".


Elle considère ainsi la Turquie néo-islamiste d'Erdogan à accepter telle quelle comme la "preuve de son refus du choc des civilisations" et de sa lutte contre "l'islamophobie" imaginaire de l'Occident postchrétien. Pourtant, l'histoire et pas seulement la seconde guerre mondiale montrent que si l'on ne développe pas rapidement une force de dissuasion équivalente à celle de l'ennemi, la puissance agressive, impériale; prédatrice ne s'arrête pas et se sent au contraire encouragée. À part des gesticulations, l’UE n’a pour l’instant rien montré de concret face à la Turquie, qui compte rectifier unilatéralement les frontières gréco-turques actuelles pourtant conformes au droit international. Seule une démonstration de force pourra stopper le néo-Sultan Erdogan et son armée qui savent très bien que l'OTAN est coincé par l'appartenance de la Turquie à cette alliance atlantique issue d'une époque révolue de guerre froide dans laquelle Ankara jouait un rôle de blocage de la Russie soviétique. Aujourd’hui, face au manque de solidarité entre les pays européens, et bien que les alliances se soient inversées, puisque la Turquie n'est plus du tout dans le camp du Monde libre pro-occidental, il semblerait que seule une intervention américaine puisse mettre un coup d’arrêt aux ambitions turques en Méditerranée, or cela ne peut pas être à l’ordre du jour, du fait de la peur des États-Unis de voir la Turquie s'allier encore plus avec la Russie, d'autant que la base turque militaire d'Incirlik abrite 50 ogives nucléaires américaines... Aujourd'hui la Turquie joue un jeu habile et audacieux en jouant sur tous les tableaux, et elle profite de l'affaiblissement économique de la Grèce et de l'UE, de la crise sanitaire puis du contexte sismique moyen-oriental jihadiste pour faire comprendre que si l'on ne compose pas avec elle, son "pouvoir de nuisance" pourra empirer.... Pendant que l'Europe du Nord et l'Otan protègent la Turquie au lieu de l'isoler et que l'UE demeure stratégiquement impuissante et divisée, de nombreux responsables grecs sont inquiets et tirent la sonnette d'alarme: récemment, lors d'un colloque à la Maison de la Chimie organisé par l'ex-ambassadeur Mezri Haddad avec le Think Tank GIGPA, l'ancien ministre des Affaires Étrangères, ministre de la défense et porte-parole du président chypriote, Jorgos Lillikas ou l'ex-ministre grec de la Défense grec Panos Kaménos, ont averti clairement: si nous n'opposons pas une unité, une force et une réelle solidarité ferme européenne face aux appétits de conquêtes du néo-sultan turc national-islamiste, "il n'est pas impossible de voir une guerre se déclencher entre la Grèce et la Turquie d'ici peu"... Mais qui se battrait en Europe ou même aux Etats-Unis pour des îles grecques ou pour Chypre??


Atlantico: Emmanuel Macron a réagi hier en demandant des sanctions contre Ankara. La France peut-elle être une lueur d’espoir pour Chypre ?


Alexandre del Valle : La France a toujours entretenu des relations très amicales avec Chypre. L’ancien ministre des Affaires Étrangères chypriote, Jorgos Lillíkas, avait même réalisé en 2006 des accords militaires, économiques et culturels avec la France pour essayer de se protéger des hégémonies et invasions anglaises et turques de son pays. Cette politique, que semble confirmer Emmanuel Macron par ses déclarations et positions courageuses (affaires des provocations de la Marine turque à Chypre contre des bateaux de forages chypriotes-grecs et au large de la Libye face à la marine française, puis hier à propos de l'envoi de 18 bateaux militaires turcs au large d'une île grecque accompagnant un bateau turc de repérage illégal d'hydrocarbures) n'est pas allée assez loin pour que la Turquie se sente dissuadée et s'arrête. Ce que la France a déjà fait est certes honorable et les Grecs, les Chypriotes mais aussi l'Egypte et les Émirats arabes unis (qui combattent l'hégémonie turque et les Frères musulmans) ont salué le courage de Paris. Toutefois, il est clair que la France demeure seule, malgré le fait que l'UE et l'Allemagne l'aient suivi pour une fois en condamnant verbalement Ankara. Et qui en Occident va oser prendre le risque d'une guerre armée avec la Turquie, membre de l'OTAN, abritant du matériel nucléaire américain, et capable d'armer à nouveaux des jihadistes en Syrie ou ailleurs puis de faire déferler en Europe trois millions de réfugiés "syriens" présents en Turquie? Sans oublier les enjeux économiques turco-européens, bien trop importants. Personne en Occident, pas même Donald Trump, qui s'entretient chaque semaine avec Erdogan au téléphone et qui l'a laissé massacrer les Kurdes que nous avons tous lâchés en Syrie, n'est prêt à stopper efficacement le néo-Sultan désireux de rétablir le Califat ottoman, d'où le "retour" de Sainte Sophie à l'islam et la première prière islamique filmée ce matin à Istanbul dans cet ancien joyaux de la Chrétienté pour nous mais célébré comme symbole de la conquête-islamisation de l'empire byzantin-romain chrétien par les Turcs en 1453, une conquête célébrée chaque année en grande pompe par Erdogan et qui fut une terrible razzia, d'où le surnom d'Erdogan, Ghazi, "le razzieur" ou "conquérant islamique", nom donné auparavant aux sultans-califes ottomans qui ont colonisé les Balkans et terrifié l'Europe chrétienne durant des siècles... Pendant que la Turquie d'Erdogan fête sa fierté conquérante ottomane, la Vieille Europe complexée et l'Occident politiquement correct s'excusent pour les Croisades et la Colonisation...


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