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Chaos libyen et expansionnisme turc en Méditerranée : où s’arrêtera le néo-Sultan Erdogan ?

La situation en Libye suscite beaucoup d'inquiétudes. La montée des groupes terroristes, l'expansionnisme de Recep Tayyip Erodgan et l'immigration clandestine représentent un triple danger. Ces fléaux ont prospéré sur le vide laissé par la politique occidentale.


Avec Alexandre Del Valle



La situation de la Libye en voie de "syrianisation" est plus que désastreuse que jamais. Elle l'est pour les Libyens eux-mêmes, victimes d'une guerre civile qui a découlé directement du printemps arabe, devenu vite un hiver islamiste, et de l'intervention franco-anglo-américaine de 2011 qui aboutit au renversement de Mouammar Kadhafi et à l'ascension de groupes islamistes combattants liés aux trafics en tout genre. Elle l'est pour toute l'Afrique sahélo-saharienne, déstabilisée depuis lors par les métastases jihadistes consécutifs à la chute du régime Kadhafiste, alors rempart contre Al-Qaida et Daesh. Elle l'est aussi pour les pays de l'Union européenne, peu conscients (exceptés la France, la Grèce, Chypre et l'Italie) du triple danger représenté par la montée des groupes terroristes, par l'expansionnisme néo-ottoman d'Erdogan qui voudrait faire de la Libye un protectorat de facto, et par l'immigration clandestine massive favorisée par les trafiquants d'êtres humains, ces trois fléaux ayant prospéré sur le vide laissé par la politique occidentale de "regime change" qui rappelle le syndrome irakien.


Forces en présence

Rappelons aux lecteurs qu'en Libye, depuis l'échec de la transition démocratique voulue par le tandem BHL-Sarkozy et les trois puissances qui ont démantelé le régime de Kadhafi en 2011 (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis), deux camps se sont affrontés à partir de 2014: premièrement le gouvernement d’entente nationale [GNA] du Premier ministre Fayez el-Sarraj, soutenu par la Turquie et le Qatar, lié aux Frères musulmans, défendu par les puissantes milices islamistes de Misrata, puis reconnu par le Parlement périmé de Tripoli, tout en étant reconnu par les Nations Unies. Deuxièmement, l’Armée nationale libyenne [ANL] du maréchal Khalifa Haftar, soutenu par le gouvernement de Tobrouk, lui-même reconnu par le dernier Parlement libyen élu en juin 2014, donc le seul légitime démocratiquement. Ce second camp est appuyé par les Émirats arabes unis et l’Égypte qui combattent activement l'islamisme des Frères musulmans comme le jihadisme, puis par la Russie et (discrètement) la France.


Après avoir lancé une offensive vers Tripoli, en avril 2019, l’ANL de Haftar a subi un revers face aux milices islamistes pro-GNA, appuyées par des groupes rebelles turkmènes et des jihadistes syriens pro-Turcs encadrés par Ankara. Mais les forces pro-Haftar sont loin d'être défaites comme l'ont affirmé un peu vite les médias occidentaux et turcs: en réalité, l'armée du Maréchal Haftar contrôle encore plus de 65 % du territoire libyen!, tandis que celles de Sarraj, appuyées par le Qatar et la Turquie, n'en contrôlent que 10 %. Et la "reprise" de Syrte, voulue par Ankara et Tripoli, ne sera pas si facile qu'on l'affirme ici et là... Rappelons que le 17 aout dernier, un accord a été conclu entre Tripoli et Ankara pour officialiser l'installation de forces turques en Libye et pour la formation des troupes libyennes pro-Sarraj par des "conseillers militaires" turcs, accord qui accompagne la venue en masse en Libye de miliciens islamistes et jihadistes exfiltrés de Syrie puis payés et entrainés par Ankara et le Qatar pour secourir le pouvoir de Tripoli. Sans oublier les bases militaires turques d'Al-Watiya et les ports de Tripoli, Misrata et Al Quds, ouverts aux forces d'Ankara et à leurs proxys jihadistes. C'est dans ce contexte qu'ont été repérées le 13 aout dernier des frégates turques de classe G ainsi que trois patrouilles de bateaux militaires LNA postés à quelques miles de Syrte.


L'enjeu de Syrte et de la manne gazo-pétrolière méditerranéenne

Depuis juillet dernier, le statu quo à Syrte, tenue par l’ANL, mais disputée par Tripoli, est précaire, sachant que celui qui contrôle cette ville a la mainmise sur le croissant pétrolier et dispose donc de la formidable manne qui en découle. L'enjeu majeur qui motive l'activisme irrédentiste et militaire turc est donc bien la course au gaz et au pétrole. Et le lien entre le dossier libyen et les compétitions pour le forage gazier en Méditerranée qui oppose les Turcs aux Grecs et à plusieurs pays arabes riverains est patent : l'accord conclu entre le régime d'Erdogan et le GNA de Sarraj le 27 novembre 2019 - qui rectifie la délimitation des espaces maritimes et donc des zones économiques exclusives (ZEE) entre la Libye et la Turquie a ni plus ni moins pour but de légitimer l'accaparement par la Turquie de 40 % des réserves de gaz offshore de Méditerranée orientale au détriment des Grecs et des Chypriotes. Les appétits géo-énergétiques et irrédentistes turcs inquiètent également les Égyptiens, les Syriens, les Israéliens et les Libanais qui ont tous conclu depuis les années 2000 des accords avec Chypre et la Grèce pour la répartition des réserves de gaz conformément au droit international et aux frontières reconnues internationalement. Adepte d'une rhétorique victimaire propre à tous les régimes expansionnistes, Ankara répond aux plaintes des pays concernés, de l'Union européenne, des Nations unies et de la Ligue arabe en affirmant être "exclue" du deal énergétique méditerranéen et mériter un plus grand "espace vital maritime".


Elle conteste à cet effet le traité de Lausanne qui fixa les frontières entre la Turquie et la Grèce en 1923, d'où la menace turque récurrente de s'emparer d'îlots grecs proches des côtes turques, et cet expansionnisme prédateur est légitimé idéologiquement, à la manière d'un Hitler jadis, par la prétention d'Erdogan de "défendre les droits historiques" des Turcs et des "descendants de Turcs et d'Ottomans" à Chypre, en Grèce, dans les Balkans, en Irak, en Syrie, en Lybie et même plus récemment en Tunisie, ceci dans le cadre d'un véritable néo-colonialisme ottoman décomplexé. Après avoir tenté de submerger la Grèce par une vague migratoire, soutenu des milices islamistes et jihadistes en Syrie et en Libye, réislamisé la basilique Sainte-Sophie, Ankara a lancé depuis 2019 une série de provocations ayant valeur de test : en novembre 2019, la Marine turque a menacé militairement la compagnie pétrolière italienne ENI obligée de faire partir un bateau de forage pourtant légalement habilité à forer dans le sud de l'ile, elle a ensuite escorté des bateaux industriels turcs venus prospecter et forer illégalement en zone maritime souveraine chypriote et grecque, puis, en juin dernier, Ankara a annoncé qu'elle allait explorer le gaz offshore autour de l'île grecque de Kastellórizo pourtant située dans la zone économique exclusive grecque (ZEE). Les tensions sont montées d'un cran lorsque le Président turc Recep Taiyyp Erdogan a annoncé l'envoi d'un navire de recherche sismique, "Oruç Reis", utilisé pour sonder des hydrocarbures, escorté par 28 bâtiments militaires. Seuls Le Caire et Paris ont réagi, l'Union européenne, l'Otan et l'Allemagne ayant tenté de diluer les responsabilités dans le cadre d'une politique d'apaisement et de faiblesse qui n'a fait qu'encourager la Turquie d'Erdogan à aller plus loin.


Plus récemment, les forces militaires turques déployées au large de Syrte, en Libye, ont envoyé une frégate et trois autres bâtiments en menaçant à demi-mot de lancer une offensive pour déloger les forces d'Haftar de cette place stratégique. Rappelons que l’envoi de conseillers militaires turcs a permis aux forces de Tripoli au GNA de prendre le contrôle de plusieurs villes côtières à l’ouest de la capitale. Et le 17 mai 2020, les forces armées affiliées au GNA ont ainsi arraché la base d’Al-Watiyah à l’ANL qui la tenait depuis 2014. Depuis, l’ANL s’est redéployée à Syrte, Joufra et Ras Lanouf, où se sont également retirés les mercenaires russes de Wagner. La base aérienne d’Al-Watiyah revêt un intérêt stratégique pour Ankara dans la perspective probable d’une attaque aérienne turque contre Syrte. Depuis, les fréquents vols entre la Turquie et les bases turques libyennes d’Al-Watiyah et Misrata, ainsi que par l’apparition de systèmes de défense anti-aérienne début juillet dernier attestent de la présence militaire croissante de la Turquie.



Depuis mai 2020, Ankara a déployé des frégates et tiré des missiles contre des drones de l’ANL et des F-16 turcs patrouillent régulièrement en Méditerranée tout près des côtes libyennes, ce qui témoigne d'une intensification des forces terrestres, navales et aériennes turques en Libye. Par ses bases en Libye, la Turquie accroit également son contrôle des routes de migrations clandestines transitant par la Libye, ce qui lui procure un très puissant levier de chantage sur les pays de l'Union européenne et notamment l'Italie, d'ailleurs contrainte pour cette raison de continuer à soutenir Tripoli contre Tobrouk.


Le Caire et les Émirats arabes unis ne peuvent pas "lâcher Haftar" et abandonner la Libye aux Frères musulmans et aux jihadistes

Ankara est pour le moment à parité avec les Emirats quant au contrôle des airs, mais elle recherche la supériorité aérienne via le déploiement de systèmes de défense anti-aérienne et/ou le déploiement de drones et d’avions de combat sur la base. De leur côté, les Émirats disposent toujours d’un avantage dû à leur accès aux bases égyptiennes et de la présence d’avions de combat russes déployés en juin dernier en soutien aux forces de Khalifa Haftar et au groupe Wagner, et ils vont encore accroitre leur présence militaire pour empêcher le renforcement des capacités militaires turques à d'Al-Watiyah.


Abu Dhabi fournit ainsi des drones Wing Loong de fabrication chinoise à l’ANL, qui les emploie depuis la base de Joufrah. Depuis juin, les deux camps se préparent à un affrontement pour le contrôle déterminant de Syrte. Récemment, les Émiratis ont été à l’origine de frappes (Mirage 2000) contre la base turque d'Al Watiyah après que des avions de transport turcs aient acheminé des équipements depuis la Turquie. Quant à l'Egypte du Maréchal Al-Sissi, soutien de Haftar depuis le début, elle fournit aux Émirats un accès privilégié à ses bases militaires aériennes, et a averti que toute avancée du GNA et des mercenaires turcs vers l’est de la Libye déclencherait inéluctablement une intervention militaire égyptienne. De ce point de vue, l'idée que Khalifa Haftar serait "terminé" depuis sa relative défaite du printemps dernier, qu'il sera bientôt vaincu par les forces turques et leurs milices affilées, et qu'il aurait même été "lâché" par ses alliés égyptiens, russes et émiratis, ne correspond pas à la réalité du terrain. Face à l'envoi de navires turcs au large de Syrtes, les forces d'Haftar équipées par les Émirats ont récemment abattu un drone turc; les miliciens russes de l'agence Wagner comme les soutiens égyptiens de Haftar se préparent et s'équipent, sachant que la Russie a déployé mi-aout dernier des systèmes de missiles anti-aériens en Libye dans le cadre de son aide à l’armée nationale libyenne de Khalifa Haftar.


Pour "équilibrer" la puissance turque, son étrange partenaire et non moins ennemi, Moscou renforce son soutien militaire à l’armée de Haftar. D'après Forbes, début août, la Russie aurait même peut-être livré une version modernisée du S-400 près de la ville portuaire de Ras Lanouf, place forte de l'ANL qui s'y est repliée à la suite du revers subi lors de l'assaut manqué de la capitale après l’intervention de l’armée turque. Ras Lanouf est par ailleurs un terminal-clé par lequel le brut libyen est exporté... La Russie, les Émirats et l'Egypte sont par conséquent prêts à aller très loin dans l'effort de guerre pour maintenir au minimum le statu quo actuel, donc aider Haftar à tenir Syrte, et au maximum pour reprendre des positions perdues en cas de rupture des précaires accords de cessez-le-feu.


Un accord inter-libyen fragile combattu par la Turquie

Les détracteurs du maréchal Haftar affirment que ce dernier aurait rejeté unilatéralement l'accord de cessez-le-feu conclu par le président du Parlement de Tobrouk d'Aguila Saleh et le premier ministre de Tripoli Sarraj, accord prévoyant des élections en mars 2021. En réalité, Haftar n'a fait que poser des conditions, comme ses ennemis d'ailleurs, notamment sur la question de la démilitarisation de Syrte, ville stratégique qui sert de ligne de démarcation entre les deux camps ennemis. Alors que les troupes d'Haftar occupent ce débouché stratégique pour les exportations pétrolières, le gouvernement de Sarraj de Tripoli réclame leur départ avant tout cessez-le-feu durable, une demande totalement irréaliste pour Haftar comme pour ses parrains égyptien, émiratis et ses alliés russes. Rappelons que les deux camps rivaux en Libye ont annoncé séparément le 21 août la cessation des hostilités et l'organisation prochaine d'élections, initiative saluée par l'ONU, l’UE et plusieurs pays arabes et occidentaux.


Dans son communiqué ordonnant l’arrêt des combats, le chef du GNA, Fayez al-Sarraj, a énoncé des demandes irréalistes dont la création de zones démilitarisées à Syrte et Joufra, actuellement tenues par l'armée nationale libyenne de Haftar. Leur retrait de ces régions est également demandé par Ankara comme condition sine qua non à un "cessez-le-feu durable". Qu'est-ce que cela signifie? Premièrement que les autorités Turques n'ont aucun intérêt à un accord durable inter libyen et qu'elles craignent que des élections libyennes démocratiques fassent chuter le gouvernement Sarraj en faveur de personnages moins conciliants envers le néo-colonialisme turc.. D'après plusieurs médias arabes, Ankara souhaite in petto saboter le deal inter-libyen. Quant à la position de Haftar, elle a été officiellement explicitée dans une conférence de presse donnée le 26 aout dernier par Ahmed Al-Mesmari, son porte-parole, lequel a averti que le gouvernement d'Al-Sarraj et ses alliés turcs sont en train de préparer une offensive contre Syrte et Joufrah, l'appui de Tripoli à l'accord de cessez-le-feu assorti de sa demande de démilitariser Syrte n'étant qu'un stratagème visant à faire baisser la garde aux forces pro-Haftar afin de reprendre Syrte.



Contrairement à ce que la propagande turque et pro-Tripoli a fait croire en Occident, les observateurs avertis savent que la Turquie n'a pas intérêt à ce qu'une paix s'installe en Libye et que le camp Sarraj de Tripoli appuyé par Ankara et les milices de Misrata est lui-même divisé en deux grandes tendances: celle du Premier ministre al-Sarraj, qui a souhaité les récents accords de cessez-le-feu, et celle du ministre de l'intérieur de Sarraj, Fathi Bashaga et de Khaled al-Mashri, président du conseil suprême de l'Etat, bien plus pro-Turcs et liés aux milices islamistes de Misrata, dont Bashaga est issu. Ces derniers sont opposés aux accords avec le camp adverse Saleh/Haftar de Tobrouk et c'est dans ce contexte que récemment, le chef des services secrets turcs, Hakan Fidan, et le ministre turc de la défense Hulusi Akar, ont eu des contacts étroits avec ces deux personnalités libyennes. Les responsables turcs n'ont d'ailleurs pas fait mystère de leur colère contre Fayez al-Sarraj et de leur désaccord concernant le cessez-le-feu. Des fuites ont même récemment révélé que la Turquie aurait planifié un coup d'Etat à Tripoli pour remplacer Al-Sarraj par son ministre de l'intérieur Bashaga. Révélé notamment par le journal Al Arabiyya, ce plan de coup d'Etat aurait été conçu lors du dernier voyage de Bashaga à Istanbul organisé à l'insu de Sarraj. Et ceci serait la véritable cause de la récente suspension de Bashaga par Sarraj qui l'a rendu officiellement responsable de la répression violente des manifestations sociales de ces derniers jours.


Les manifestations de Tripoli, prémisses d'un affaiblissement du camp Sarraj et pro-turc?

Très discrets sur les plans expansionnistes turcs en Libye et sur les divisions au sein du camp de Tripoli, les médias occidentaux et les pays-membres de l'OTAN ont en revanche largement évoqué les récentes manifestations de jeunes libyens qui, de Tripoli, à Misrata et al-Zawiya, en passant par Sebha ou Barqa, ont défilé contre le gouvernement Sarraj et son ministre de l'intérieur Fathi Bashaga, vu comme l'homme corrompu d'Ankara et des milices aux comportements prédateurs. Les slogans les plus entendus dénonçaient la corruption des autorités, les coupures d'électricité et d'eau, le cout excessif du pain, et l'ubuesque humiliation des files d’attente de plusieurs kilomètres pour acheter de l’essence dans un pays qui baigne dans l'or noir...


A Tripoli, le défilé de dimanche a été violemment dispersé par un groupe islamiste armé, ce qui n'a fait qu'accentuer l'impopularité de ces groupes islamistes qui protègent un gouvernement de Tripoli inféodé à l'ex-puissance coloniale turque et déconsidéré par nombre de libyens de l'Est comme de l'Ouest. L’ONU a demandé l’ouverture d’une enquête. Selon Amnesty International, «six manifestants ont été enlevés et d’autres ont été blessés après que des hommes en armes ont tiré à balles réelles». La puissante brigade Nawasi serait à l’origine des tirs. Il s'agit en fait de l’une des quatre milices composant le "Cartel de Tripoli" – alliance de brigades issues de la révolution de 2011 qui opère dans la zone du front de mer. Théoriquement placées sous l’autorité du ministère de l’Intérieur du GNA, ces milices exercent une véritable terreur locale et un chantage permanent sur le gouvernement de Sarraj qui dépend d’elles pour sa sécurité. En échange, ces milices islamistes liées aux Frères musulmans et à d'anciennes brigades d'Al Qaïda pillent les fonds publics à la manière de groupes mafieux.


Après avoir dans un premier temps accusé le camp rival (maréchal Haftar et Parlement de Tobrouk) d'avoir fomenté les manifestations et même d'avoir tiré sur la foule à l'aide d'infiltrés, le chef du GNA de Tripoli, al-Fayez, a finalement reconnu sa «part de responsabilité» et promit un remaniement ministériel qu'il aura bien du mal à choisir souverainement étant donné sa dépendance envers les milices islamistes de Misrata, bien plus proches de Bachaga que de lui et directement appuyée par Ankara. Faraj joue en fait sa survie politique et il essaie de se rattraper après que son gouvernement déconnecté de la rue ait très violemment insulté et décrié les manifestants puis fait incarcérer des manifestants pacifiques.


Terrorisme jihadiste, islamisme et néo-ottomanisme...

D'après les services de renseignements français et italiens, plus de 5000 combattants islamistes-jihadistes syriens ont été exfiltrés vers le front ouest-libyen depuis décembre 2019 par la Turquie. Les compagnies aériennes qui ont assuré ce transfert sont Afriqiyah Airways et Al-Ajniha, dont le propriétaire est lui-même un ex-membre d'Al-Qaïda en Irak, le libyen Abdelhakim Belhaj, ex-chef du Groupe islamique combattant libyen, devenu "gouverneur militaire de Tripoli" après la chute de Kadhafi en 2011. Belhaj est une figure intéressante car il est à la fois le lien politico-militaire entre les Frères musulmans libyens et le jihadisme international et une pièce-maîtresse de la Turquie d'Erdogan, où il séjourne régulièrement. Belhaj s'est par ailleurs considérablement enrichi depuis la chute du colonel Kadhafi grâce au trafic de migrants qui lui aurait permis d'amasser une fortune de deux milliards de dollars[1].


Depuis des mois, Erdogan négocie avec Moscou, Téhéran et Damas l'exfiltration de combattants islamistes pro-turcs et de jihadistes que la Turquie était censée neutraliser mais qu'elle a utilisés pour massacrer les Kurdes au nord de la Syrie et qu'elle a laissé prospérer à Idlib (Ouest), où sont concentrés 15000 à 25 000 jihadistes d'Al-Qaïda et d'autres groupes et où l'ex-Calife de l'Etat islamique, Abou Bakr Al-Baghdadi, a pu se cacher jusqu'à ce qu'Ankara le livre aux Etats-Unis en échange du lâchage des Kurdes négocié le 8 octobre 2019 avec Donald Trump.


A cet effet, l'armée turque a ouvert des centres de sélection et entraînement de mercenaires destinés au jihad libyen à Afrin, au nord d'Alep, sous la supervision d'Al-Jabha al-Shamiyyah, à Qibariyah, ou des Brigades Al-Mu'tasim à Al-Mahmoudiyah ou Al-Shamel ailleurs[2]. On peut citer notamment les milices islamistes pro-turques "Division Sultan Murad", composées de Turkmènes syriens, les brigades Suqour al-Sham (Faucons du Levant), qui comportent nombre de jihadistes européens; ou encore Faylaq al-Sham (Légion du Levant), forte de 4 000 hommes et affilié aux Frères-musulmans égyptiens. Rappelons qu'au début de la guerre civile syrienne, l’Armée syrienne libre avait été alimentée massivement, en sens inverse, par le Groupe islamique combattant en Libye (GICL) du précité Belhaj. Une autre nouvelle place-forte ex-(néo-)ottomane pro-turque, que les Frères-musulmans d'Ennahda viennent de reconquérir électoralement, la Tunisie, participe à ce processus de transfert de jihadistes : le 25 décembre 2019, les présidents tunisien Kaïs Saïed et turc Recep Tayyip Erdoğan (accompagné par Hakan Fidan, le chef de ses services secrets turcs, le MIT, et ses ministres des Affaires étrangères et de la Défense), ont conclu un accord de transfert de mercenaires islamistes de la Syrie vers la Libye, avec la possibilité d’utiliser l’aéroport et le port de Djerba pour gagner Tripoli et Misrata.


Le double jeu d'Ankara : membre de l'OTAN mais en bons termes avec les Frères musulmans et le jihadisme international...

Le double jeu de la Turquie d'Erdogan qui se veut le défenseur du Gouvernement Sarraj "reconnu par l'ONU" d'un côté mais qui entretient des liens étroits avec plusieurs mouvances islamistes combattantes et jihadistes, ne se limite pas à récupérer d'anciens groupes liés à Al-Qaïda et à appuyer des forces turkmènes et fréristes. Il va jusqu'à composer parfois de façon plus ou moins indirecte avec des groupes liés à l'Etat islamique. Rappelons en passant que le nouveau chef de Daech est un Turkmène d'Irak, Amir Mohammed Said al-Salbi al-Mawla, alias Abou Omar al-Turkmani, qui avait été compagnon de cellule de l'ex-calife de l'Etat islamique al-Baghdadi à la prison américaine de Bucca, et qui avait joué un rôle majeur dans l'extermination des Yézidis d'Irak et dans le trafic d'esclaves sexuelles yézidis aux côtés de proxys turkmènes jihadistes d'Ankara. Il avait joué un rôle stratégique dans le cadre de la coopération entre les services turcs et Daech lorsque l'EI revendait son or noir syrien et irakien et des produits agricoles à la Turquie sur le marché noir puis recevait un appui logistique turc pour combattre les Kurdes en Irak et en Syrie entre 2014 et 2016. Comme l'a révélé The Guardian, le frère aîné du nouveau Calife de Daesh serait lui-même réfugié en Turquie, à la tête d'un Front turkmène d'Irak abrité par Ankara. Ce front est en fait une coalition de formations turkmènes fondé en 1995 avec un appui turc dans le cadre de la politique irrédentiste panislamiste et pantouranienne de la Turquie.


Aujourd'hui, pareille stratégie "national-islamiste", à la fois néo-ottomane et panturque, est à l'oeuvre à la fois en Syrie et en Libye, notamment avec les milices turkmènes soutenues par Ankara, dont les brigades Sultan Mourad et Suleiman Shah qui ont fourni de nombreux mercenaires syriens engagés depuis 2019 en Libye en soutien au régime pro-turc et frériste de Fayez Sarraj. Ces informations bien évidement démenties par Ankara sont attestées par les services de renseignements des pays de l'OTAN et sont aujourd'hui indéniables, au point que le ministre Jean-Yves Le Drian lui-même, pourtant réputé prudent, a affirmé publiquement que la coopération entre Ankara et les groupes jihadistes internationaux et libyens est plus que "vraisemblable". Jean-Yves Le Drian a récemment rappelé que Paris a soutenu le maréchal Haftar dès 2015 car son armée nationale libyenne, l’ANL était « internationalement reconnue pour son combat contre Daesh » puis légitimée par le Parlement de Tobrouk, qui soutient l'armée nationale libyenne de Haftar. Le Drian a justifié les positions françaises en faveur de Haftar par le fait qu'il « peut y avoir des résurgences de Daesh au sud de la Libye, voire même à Derna ». Paris sait parfaitement qu'en Libye, les forces du maréchal Haftar ont combattu les jihadistes du sud, que l’on retrouve au Sahel, tandis que la Turquie et le GNA ont scellé des pactes avec les tribus extrémistes et les Frères Musulmans de tout le Maghreb puis de Mauritanie, Somalie, et même du Soudan. On sait d'ailleurs que si Daesh reprend actuellement du poil de la bête en Irak, c'est parce que l'EI bénéficie de la protection des forces turkmènes anti-Kurdes soutenues par Ankara.


[1] Houda Ibrahim, « Le Libyen Abdelhakim Belhadj: jihadiste, terroriste et milliardaire », RFI Afrique,‎ 10 juin 2017.

[2]Mélanie Chavron, "France Maghreb: le danger d'Erdogan", 27 décembre 2019.

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