top of page

Cette guerre des satellites dont la menace plane au-dessus de nos têtes

Frediano Finucci, journaliste et écrivain italien, vient de publier en Italie un ouvrage majeur « Operazione satellite », qui vulgarise pour le grand public les gigantesques enjeux liés à l’astronautique, à l’ingénierie aérospatiale, à l’observation de la Terre par les satellites et aux implications stratégiques des connectivités permises par les engins mis en orbite




Frediano Finucci, journaliste et écrivain diplômé en histoire des relations internationales de l’Université Cesare Alfieri de Florence, est chef de la rédaction Economie-Etranger du programme d'information La7, prestigieuse chaîne TV nationale italienne dans laquelle il anime l'émission Omnibus, il a été notamment chef de la rédaction économique; chef de la rédaction étrangère; correspondant à Bruxelles (2003-2006) ; envoyé spécial pour l'économie et l'actualité en Italie et à l'étranger (États-Unis, Asie) ou encore rédacteur en chef de l’émission d'Otto e Mezzo dans l'édition 2009-2010. En 1992, lorsqu’il était en poste à Milan pour le programme d'information TMC, il a couvert l'intégralité de l'enquête Mani Pulite à Milan et Brescia, une vaste opération anti-corruption qui bouleversa à jamais la vie politique italienne et qui mit à genoux les deux grands partis politiques qui avaient régné jusqu’alors, notamment la vieille Démocratie chrétienne de Giulio Andreotti (DC) mais aussi le parti socialiste italien (PSI) de Bettino Craxi. 


Féru de questions économiques, de sciences dures et passionné depuis des années par les nouvelles technologies et le domaine de l’espace, Frediano Finucci, vient de publier en Italie un ouvrage majeur « Operazione satellite », déjà traduit en anglais («The Great Game of Satellites»), qui vulgarise pour le grand public les gigantesques enjeux liés à l’astronautique, à l’ingénierie aérospatiale, à l’observation de la Terre par les satellites et aux implications stratégiques des connectivités permises par les engins mis en orbite. Jusqu’à présent, aucun livre n’avait décrit de manière aussi exhaustive ces nouveaux enjeux. L’ouvrage montre à quel point les satellites sont désormais utilisés dans tous les domaines et conditionnent le fonctionnement des infrastructures les plus stratégiques sur terre, dans les domaines industriels, des transports, de la gestion des énergies, des prévisions météorologiques mais aussi des armées et donc des déroulements des conflits de plus en plus digitalisés et hautement technologisées. On l’a notamment observé avec la généralisation de l’utilisation des drones depuis les années 2010 dans maints théâtres d’opération (Libye, Azerbaidjan-Haut-Karabakh) en en particulier depuis la guerre en Ukraine, avec les bombes et radars guidés par les GPS et par les réseaux de satellites privés. 


La partie la plus stratégique et actuelle de l’ouvrage raconte l’implication de la société d’Elon Musk Starlink dans la guerre Ukraine-Russie, et plus généralement la façon dont les États-Unis et la Russie se font la guerre depuis une décennie, essayant de saboter leurs infrastructures respectives dans l’espace, sous la surveillance sournoise de la Chine et parfois en mettant le pied à terre. Finucci explique que les satellites servent à coordonner toutes les centrales électriques via une horloge atomique qui permet de contrôler les signaux horaires et donc de faire fonctionner et coordonner les grandes entreprises et industries entreprises, les avions, les trains, dont les systèmes de gestion et de connectivités sont tous numérisés. Il rappelle qu’au-delà de la météo et des GPS pour les voitures, des attaques et menaces sur les satellites constitueraient un danger vital pour le fonctionnement même de toutes les infrastructures des sociétés développées, de ce fait extrêmement vulnérables. Nos armées, nos gouvernements et nos entreprises sont-elles suffisamment préparées ? L'Union européenne, l'Italie, et même la France après la fin d'Ariane, n'ayant plus de lanceurs, sont-elles toujours dans le jeu mondial des satellites ou sont-elles en retard sur les Etats-Unis, la Chine, la Russie et peut-être l'Inde ?


Nous avons rencontré récemment Finucci à Rome, tout près du siège de sa chaîne de télévision, « La 7, pour un entretien exclusif, le premier en français, qui sera peut-être un prélude à la traduction prochaine de son ouvrage essentiel en France. 

Frediano Finucci, journaliste et écrivain


Pourquoi ce livre « Opération satellite », d'où vient cette passion pour l’espace et plus particulièrement pour le domaine des satellites et ses implications économiques, industrielles, stratégiques et militaires ? 


Frediano Finucci : Ce livre est un "enfant de la pandémie" de Covid 19 : pendant les différents confinements, chacun de nous disposait de plus de temps disponible et j'ai donc décidé de rafraîchir une matière qui me plaisait beaucoup au lycée : l'astronomie. Ici, j'ai découvert le monde très complexe des satellites commerciaux et scientifiques et j'ai suivi des cours en ligne sur Copernicus (la constellation de l'Union européenne) ainsi que sur une petite université en ligne dans les pays baltes. Un monde s'est ouvert à moi, un monde que la plupart d'entre nous ne connaissent pas et j'ai donc ressenti le désir d'approfondir et de parler de ce phénomène au grand public de manière simple mais rigoureuse. Une fois que la guerre a éclaté en Ukraine, j'ai eu l'occasion de suivre les événements en utilisant les lunettes des connaissances que j'avais acquises et j'ai alors vu le conflit avec des yeux différents, découvrant beaucoup de choses intéressantes que je raconte dans le livre.


En dehors des domaines connus de la météo et des communications, vous expliquez que les satellites servent à bien d'autres choses, notamment au renseignement et aux domaines militaires mais aussi des infrastructures stratégiques industrielles et énergétiques sans oublier les connectivités des transports, bref, une paralysie des satellites aurait des conséquences apocalyptiques pour la vie moderne sur terre. 

Je pars d'une considération : les plus de 50 ans ont eu le temps de vivre dans un monde où Internet et le téléphone mobile n'existaient pas ; nous savons tous à quel point ces technologies sont devenues indispensables, dont personne ne veut désormais se passer. Cependant, on ne réalise pas à quel point les technologies liées à l’utilisation des satellites sont devenues omniprésentes et fondamentales pour notre société et notre économie. Aujourd’hui, sans l’utilisation des satellites, nos systèmes de transport aérien, terrestre et maritime, nos usines, nos fournisseurs d’énergie et de téléphonie tomberaient en panne. C’est pourquoi l’administration américaine a récemment été extrêmement effrayée par l’hypothèse selon laquelle Poutine aurait développé une arme capable de détruire des satellites. Et ce n’est pas un hasard si Barack et Michelle Obama ont produit un film (un peu angoissant mais réaliste) qui tire la sonnette d’alarme sur ce que serait le monde sans l’utilisation des satellites, ce dont je parle dans le livre. Le film s'appelle "Le monde derrière vous" et met en vedette, entre autres, Julia Roberts. La version originale du film s’appelle “Leave The World Behind”, et est disponible sur Netflix's.


Quel est le théâtre d’opération du phénomène satellitaire que vous décrivez ? S'agit-il « seulement » d’un horizon planétaire ou bientôt élargi à la Lune ou à Mars ? Comment expliquez-vous qu’après des décennies d’abandon de ce secteur, plusieurs États commencent à vouloir retourner sur la Lune et même vouloir aller sur Mars ?


Pour l’instant mon horizon d’investigation se situe uniquement sur terre, dans cette zone dite « orbite basse » où sont stationnés les satellites commerciaux et militaires. On sait cependant que la course vers la Lune a repris, où certaines entreprises se sont déjà vu confier la tâche de développer une constellation de type Starlink pour amener Internet sur la Lune, au profit d'une future base permanente. La Lune est redevenue intéressante car elle est conçue à la fois comme un lieu d'extraction de matières rares (dont certaines sont également nécessaires aux processus de production d'énergie nucléaire) et comme une rampe de lancement vers d'autres planètes, comme Mars, du moins selon les rêves d'Elon Musk qui rêve de coloniser la planète rouge. Pour tous ces projets, les constellations de satellites sont indispensables. Si je peux faire la comparaison, ils seront aussi importants que les chemins de fer l’étaient dans la conquête du Far West.


Depuis le 24 février 2022, lorsque les Ukrainiens ont demandé l'aide de Starlink, était-ce pour vous le début d'une nouvelle ère de guerre électronique et partiellement « privatisée » ?


Je dirais que c'est à ce moment-là que le grand public a découvert l'importance des satellites privés dans un conflit. La guerre est partiellement privatisée depuis un certain temps, il suffit de penser au phénomène des entrepreneurs déjà actifs lors des deux premières guerres du Golfe (« contractors »), sans oublier les mercenaires russes de Wagner dans les conflits en Afrique et en Ukraine même. Mais il n’est jamais arrivé dans l’histoire qu’une seule entité privée, et donc pas un État souverain, ait mis à la disposition d’un belligérant une technologie fondamentale pour la survie en temps de guerre. Car rappelons-le : si Elon Musk se réveille demain matin en décidant de fermer le signal Starlink aux Ukrainiens, cinq minutes plus tard la guerre est terminée, en faveur de Poutine.


Que pensez-vous de la décision de Musk d'avoir empêché les Ukrainiens d'attaquer la Crimée en coupant à cet effet l'accès des Ukrainiens à ses satellites ? 


La décision de Musk, racontée dans la biographie écrite par Walter Isaccson, de supprimer le signal Starlink pour éviter une attaque contre la flotte russe par des drones navals ukrainiens ne m'a pas surpris. Dans le livre, je reconstitue le comportement du fondateur de Tesla envers Kiev avant même le début des hostilités : le milliardaire d'origine sud-africaine avait une attitude ambiguë envers l'Ukraine, fluctuante, parfois incohérente. Au début de la guerre, il versait même trois mois de salaire à ses employés d'origine ukrainienne s'ils s'enrôlaient, mais il a ensuite fait d'étranges propositions de paix à Poutine lorsqu'il a découvert que la moitié des utilisateurs ukrainiens de Starlink ne payaient pas leur abonnement Internet… D'un côté, cela a permis à Zelensky et aux troupes ukrainiennes de ne pas succomber à la destruction des réseaux de communication par les Russes, de l'autre, lorsque les Ukrainiens reconquéraient un territoire, Musk décidait soudainement de retirer le signal Starlink des terres reconquises…. Sans parler de ses dernières déclarations selon lesquelles les Etats-Unis ne doivent plus envoyer d'aide militaire à Kiev car « Poutine ne peut pas perdre la guerre ». Mais derrière tout cela, une question demeure : est-il possible qu’un génie comme Musk, fournisseur du Pentagone, n’ait vraiment pas imaginé que les Ukrainiens utiliseraient Starlink pour mener des attaques de drones explosifs ? 


Le Starlink de Musk capable de rivaliser et d'aider la NASA ou le Pentagone démontre-t-il que les puissances multinationales privées et numériques deviennent parfois plus fortes et plus innovantes que les forces étatiques et militaires, ou peuvent-elles se compléter ? Qui aura le dernier mot, l'Etat souverain qui tentera de contrôler les autres Starlinks et/ou les multinationales innovantes et les GAFAM ?


La décision de l'administration américaine de s'appuyer sur des particuliers pour construire et gérer les fusées est le résultat de la volonté américaine de ne plus dépenser d'argent après le retrait de la navette spatiale (La « Space shuttle » ou « Space Transportation System », utilisée par la NASA, a été active de 1981 à juillet 2011, après 135 vols, ndlr). Cependant, l’équilibre entre le Pentagone, la NASA et Musk est très, très délicat. Musk a eu et a encore besoin de commandes d'État garanties par les États-Unis pour développer ses fusées à faible coût, lesquelles ont permis au secteur des satellites de prospérer. Toutefois, d'un autre côté, il existe une prise de conscience largement répandue que sans la gestion despotique et souvent folle de Musk, Space X et Starlink ne pourraient pas exister. En d’autres termes : ces « jouets » entre les mains d’autres PDG ne fonctionneraient pas, Musk dispose donc d’un pouvoir de négociation considérable envers « l’État profond » américain. Les choses pourraient cependant changer avec la multiplication de constellations similaires à Starlink, celle de Bezos, qui s'appelle Kuiper, ou les trois en cours de construction en Chine. Certes, en ce qui concerne les fusées, Musk détient actuellement la formule gagnante et nous, Européens, tant pour les astronautes que pour le lancement de satellites, sommes sous sa « laisse », jusqu'à ce que les fusées Ariane soient remises en service, ce qui restera de toute façon toujours plus cher que celles de Space X.


Croyez-vous qu'une « Première Guerre mondiale par satellite » soit possible depuis que les Russes ont commencé à militariser l'espace avec une nouvelle arme nucléaire et, depuis qu'à partir de 2014, avec l'occupation russe de la Crimée, lorsque pour la première fois les États-Unis auraient pu provoquer – comme vous l’écrivez–la fermeture de 24 satellites russes ?


Ces derniers jours, après la mise en garde de l'administration américaine concernant les armes antisatellites russes, le débat est devenu un peu émotif et parfois confus. Je vais essayer de faire valoir quelques points fixes. Si la Russie met en orbite une arme nucléaire, elle violera un traité spécifique qu’elle a signé en 1967. C’est une autre affaire si elle met en orbite une arme dite AST, ou arme antisatellite. En 2022, 155 pays ont adhéré au moratoire sur les armes antisatellites réclamé par l’Assemblée générale des Nations Unies. Cependant, neuf États n’y ont pas adhéré, dont la Russie, la Chine et l’Iran. En outre, il est largement admis que la Russie, la Chine mais aussi les États-Unis disposent déjà d’une sorte d’arme antisatellite en orbite et nous entrons ici dans le domaine des secrets militaires. De plus, comme je le raconte dans mon livre, depuis au moins 10 ans, Washington et Moscou se battent silencieusement en s'attaquant mutuellement à leurs satellites et l'exemple le plus sensationnel que je rapporte, après avoir collecté du matériel et des entretiens, est celui qui émet l'hypothèse d'une attaque américaine qui aurait probablement eu lieu dans la nuit du 1er avril 2014, lorsque les 24 satellites de la constellation GLONASS, c'est-à-dire le GPS russe, indispensable aux forces armées de Moscou pour la navigation et le lancement de missiles, sont soudainement tombés dans une panne d'électricité pendant 13 heures... Cet épisode s’est produit par coïncidence deux semaines après l’annexion de la Crimée par la Russie !


En cas de guerre mondiale satellitaire ou de cyberattaque contre des satellites civils, les conséquences pourraient-elles être apocalyptiques ? Les États s’y préparent-ils ?


Si par apocalyptique nous entendons, comme je vous l'ai dit plus haut, la panne des communications, la perturbation des activités quotidiennes des navires, des trains, des avions et des centrales électriques, je dirais que nous en sommes assez proches. Les Etats sont conscients de tout cela, mais j'ai l'impression qu'ils savent aussi que, contrairement aux menaces de hackers par exemple, il est très difficile de prévenir les attaques par satellite. Autrement dit, vous ne pouvez réaliser s’ils ont détruit un satellite que lorsque cela s’est produit, précisément parce que l’environnement en orbite basse n’est pas facilement observable. D'un autre côté, utiliser une arme atomique pour détruire les satellites ennemis - du moins disent les experts - est extrêmement dangereux pour celui qui lance l'attaque, car vous courez le risque d'endommager également vos satellites ou ceux de vos alliés. Reste donc le danger de ce que les milieux militaires américains appellent à voix basse « le Pearl Harbor de l’espace », c’est-à-dire un événement soudain et inattendu très grave, capable de déclencher une guerre au-dessus de nos têtes.


Operazione Satellite (Paesi Edizioni) - Frediano Finucci


Comments


A la une

INFOLETTRE (NEWSLETTER)

bottom of page