Alexandre del Valle : « Ceux qui ont réellement pris Damas étaient pour la plupart des rebelles ‘classiques’ et non des djihadistes »
ENTRETIEN – La Syrie a basculé, dimanche, dans une réalité inimaginable il y a seulement deux semaines : la dynastie Assad, qui a régné d’une main de fer sur le pays durant cinquante-quatre ans, s’est effondrée. Alexandre del Valle, géopolitologue, analyse ce bouleversement géopolitique majeur, et d’autres faits qui ont marqué l’actualité internationale.
Epoch Times : Le groupe islamiste HTS, dirigé par Abou Mohammed al-Joulani, est dépeint comme le grand vainqueur de la chute du régime de Damas, avec désormais la possibilité qu’il prenne le contrôle total de la Syrie. Selon vos informations, le tableau de la situation syrienne est plus complexe qu’il n’y parait à première vue. Qu’en est-il ?
La presse affirme que le leader du HTS, Abou Mohamad Joulani, est le principal artisan de la chute de Bachar al-Assad. Pourtant, la réalité est bien différente : il ne dispose que de 60.000 hommes au maximum. Ceux qui ont réellement pris Damas étaient des rebelles « classiques » venus du sud de la Syrie, notamment de Derra, qui se sont ensuite dirigés vers la capitale. Dans le nord, les islamistes ont avancé par Alep et à l’est, les Kurdes ont étendu leur territoire.
Il est important de souligner qu’un grand nombre de rebelles ne sont ni djihadistes ni liés au HTS. Dans le sud, par exemple, les rebelles sont principalement composés d’anciens partisans du régime, qui avaient pris part à la révolution de 2011. Ces derniers, loin d’être des islamistes, étaient bien armés et ont négocié un retrait volontaire des militaires épuisés et sous-payés de Damas. Il ne s’agissait donc pas tant d’une conquête, que d’un auto-effondrement interne du régime, exacerbé par la pauvreté et les sanctions économiques.
Ainsi, Abou Mohamad Joulani, s’il a remporté une bataille médiatique dans une rébellion qui n’est en réalité pas menée uniquement par lui, n’est pas certain de pouvoir imposer son pouvoir sur l’ensemble de la Syrie depuis Damas.
Randa Kassis, ancienne membre du Conseil national syrien et présidente du Mouvement de la société pluraliste, vient de m’informer que c’est la raison pour laquelle de nombreuses tractations sont en cours. La deuxième phase du conflit sera donc bien plus complexe pour Joulani. Le pouvoir devrait être partagé entre le HTS, qui détient une enclave dans le nord, et les rebelles dits « classiques », tels que ceux de Deraa, qui refusent de se soumettre à des djihadistes.
Selon Kassis, la seule issue viable à moyen terme pour la Syrie serait une fédéralisation du pays, offrant une autonomie significative aux Kurdes à l’est, aux Druzes au sud et aux Alaouites au nord-ouest.
Avec seulement 60.000 hommes, le HTS n’aura pas la force nécessaire pour imposer une domination nationale, que ce soit sur les rebelles de Deraa, les Kurdes, les Alaouites et les Druzes, quatre puissances armées et bien ancrées dans leurs territoires respectifs. Les régions tenues par les Druzes et les Alaouites, notamment dans les montagnes, seraient difficiles à soumettre. Elle avertit même qu’en cas d’attaque contre les Druzes, Israël pourrait intervenir pour les défendre, en raison de leurs liens étroits avec l’État hébreu. Quant aux Alaouites, ils disposent d’un important arsenal militaire, héritage de l’armée syrienne. Enfin, un quart de la Syrie est sous contrôle kurde, qui a consolidé sa position avec ces évènements.
Pour Kassis, la seule solution viable est donc la fédéralisation, et c’est dans ce cadre qu’elle joue un rôle important, car elle est l’une des opposantes qui a proposé une structure fédérale pour le pays.
Son idée est de permettre à chaque groupe de vivre selon ses propres règles : ceux qui veulent vivre sous la charia dans les zones sunnites pourraient le faire, tandis que les Druzes, les Alaouites et les Kurdes pourraient vivre en paix selon leurs traditions et leurs systèmes juridiques. En résumé, il s’agirait de créer une Syrie composée de plusieurs civilisations. Sinon, ce qui se produira sera une fragmentation incontrôlable et inévitable du pays.
Entre le 27 novembre et le 1er décembre, pour la première fois depuis le début de la guerre civile en 2011, le régime de Bachar al-Assad a perdu totalement le contrôle d’Alep, la deuxième ville de Syrie. La suite prévisible a été la chute de Hama, fief historique des islamistes Frères musulmans, puis Homs, sans oublier Deraa, fief de la révolution anti-Bachar lors du printemps arabe. Pourquoi cette offensive des forces djihadistes et rebelles est-elle intervenue maintenant, pourquoi le régime s’est-il effondré si vite, et quels sont les objectifs poursuivis par la Turquie, parrain de la coalition de rebelles sunnites et de djihadistes anti-Assad ?
Alexandre del Valle : Pour comprendre la situation actuelle en Syrie, il faut remonter aux accords d’Astana, signés pendant la guerre civile syrienne. Ce processus d’Astana désignait des rencontres multipartites entre différents acteurs de la guerre civile en Syrie, dont la Russie, la Turquie et l’Iran.
Un traité d’Astana fut ainsi signé le 4 mai 2017 par la Russie, l’Iran et la Turquie pour s’entendre sur la création de quatre zones de cessez-le-feu dans le pays, dont une dans le nord, sous contrôle turc, qui était censée accueillir les djihadistes d’Al-Qaïda et d’autres, puis les désarmer, ce que la Turquie n’a pas fait, puisqu’elle les a laissés prospérer, comme Hayat Tahrir al-Sham (HTS), qui a changé son nom en 2016 pour faire oublier son origine Al-Qaïda en Syrie (Front al-Nosra).
Depuis cette date, le HTS s’est élargi, réarmé, équipé et a préparé sa revanche, de ce fait prévisible. À l’époque, les forces pro-gouvernementales, avec le soutien de la Russie, de l’Iran, du Hezbollah et de diverses milices chiites entraînées par le général Qassem Soleimani, sauvèrent le régime de Bachar al-Assad et inversèrent le cours de la guerre grâce à ces accords de déconfliction qui n’avaient pas permis à la Russie et à l’Iran de liquider tous les djihadistes et rebelles islamistes sunnites, mais qui les avaient exfiltrés en zone turque dans le nord.
Après huit ans, cette poche de djihadistes à Idlib sous contrôle turc et dominée par les anciens d’Al-Qaïda du HTS est devenue la tombe programmée de Bachar al-Assad et du régime alaouite-baathiste dictatorial mais laïque.
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