Entre judéophobie, négationnisme et complotisme : quand les idées nazies trouvent un second souffle
Plus de vingt ans après la parution du livre du professeur du Harvard College, Samuel Huntington (Le Choc des civilisations), Alexandre Del Valle en analyse la pertinence dans le temps en se concentrant sur l’avenir de l’Occident et le sens profond des alliances actuelles. Il scrute avec attention les enjeux des conflits actuels, au Proche-Orient, en Ukraine mais aussi en Afrique et en mer de Chine pour comprendre quels sont les vrais ennemis de la France et de l’Occident. Extrait de "Les vrais ennemis de l'Occident", d'Alexandre Del Valle, publié aux éditions du Toucan / L'Artilleur (2/2).
Après le 8 mai 1945, le national-socialisme, banni d’Europe, trouvera donc un second souffle dans un monde arabo-musulman d’autant plus décomplexé qu’il se pose en victime du colonialisme européen, de l’impérialisme et du sionisme, donc des juifs, supposés être au centre de tout cet édifice hostile aux musulmans. Dans son rapport sur le procès en 1961 d’Adolf Eichmann, Hannah Arendt commenta les réactions dans les médias arabes : «… Des journaux à Damas et Beyrouth, au Caire et en Jordanie ne cachaient pas leur sympathie pour Eichmann ou leur regret qu’il n’ait pas fini le boulot .» Le passé pro-nazi était une source de fierté et les criminels nazis recherchés en Europe affluèrent dans le monde arabe.
Depuis les pays arabes, les anciens nazis et leurs alliés arabes et islamistes firent publier quantité de littérature nazie, antisémite et conspirationniste. Les Frères musulmans reproduisirent même dans leurs publications et tracts les caricatures nazies de juifs tirées de la revue allemande Der Sturmer. Limitée au début, « la pénétration de l’antisémitisme de type chrétien et européen dans le monde arabe ne se développa véritablement que vers la fin des années 1950 et au début des années 1960 », explique Bernard Lewis.
Les premiers classiques antisémites qui eurent du succès en milieu arabo-musulman furent, outre Mein Kampf, Les Protocoles des Sages de Sion et Le Juif du Talmud du chanoine Rohling. Les Protocoles parurent pour la première fois en arabe le 15 janvier 1926 dans la revue Raqib Sahyun. Depuis, on ne compte plus les rééditions dans les pays musulmans. « La présentation du juif comme force démoniaque va beaucoup plus loin dans les publications arabes contemporaines que dans les écrits européens, mis à part ceux de la période nazie. La majorité des écrits sur les juifs d’hier et d’aujourd’hui n’est qu’un tissu de graves accusations couchées dans un langage injurieux. » Mais c’est surtout après le tournant de 1967 que l’antijudaïsme arabe s’accrut et que les thèses nazies et antisémites européennes commencèrent à être démocratisées avec la justification de la lutte contre les juifs-sionistes. L’action au Moyen-Orient de criminels nazis venus mettre leur expérience antijuive au service de leurs hôtes musulmans eut un grand impact. C’est en Égypte justement que la production de littérature antijuive adressée aux musulmans du monde entier et même au reste de la planète fut la plus abondante. On peut citer dans une période plus récente le parti et mouvement palestinien terroriste Hamas (dominant le territoire de Gaza) dont la Charte fondatrice se réfère explicitement aux Protocoles des Sages de Sion : « Israël, parce qu’il est juif et a une population juive, défie l’islam et les musulmans, car la conspiration sioniste n’a pas de limites. Leur projet a été énoncé dans les Protocoles des Sages de Sion […], les ennemis juifs complotent depuis longtemps […] ils ont été à l’origine de la Révolution française […], de la Première Guerre mondiale et de la Seconde, au cours de laquelle ils ont réalisé d’immenses bénéfices. » Tout aussi significatif de la judéophobie, le premier tract du Hamas distribué en janvier 1988 commençait ainsi : « Oh tout notre peuple, hommes, femmes. Oh nos enfants : les Juifs frères des Singes, assassins des Prophètes, sangsues, bellicistes, vous assassinent, vous ôtent la vie après avoir pillé votre patrie et vos maisons, seul l’islam peut briser les Juifs et détruire leurs rêves. La libération ne sera pas complète sans le sacrifice, sans le sang, sans le djihad, qui continuera jusqu’à la victoire. » Ainsi, Mein Kampf figurait au 6e rang des meilleures ventes en territoire palestinien en 1999, et le traducteur de la version arabe, publiée avec l’autorisation de l’Autorité palestinienne, écrit dans l’introduction : « Adolphe Hitler n’appartient pas qu’au peuple allemand, c’est un des rares grands hommes qui ont pour ainsi dire arrêté le cours de l’Histoire et infléchi sa course. […] Le National-socialisme n’est pas mort avec la disparition de son héraut. Au contraire sa semence, se multiplie sous les étoiles. »
Ce recyclage de la judéophobie nazie en pays arabo-musulman aboutit à une banalisation des thèses antisémites et complotistes nationales-socialistes, puis des thèses négationnistes en particulier. Les premiers écrits révisionnistes-négationnistes apparus en France dès le lendemain de la défaite allemande, notamment sous la plume du chef de file du néofascisme français d’alors, le directeur de la revue Défense de l’Occident, Maurice Bardèche (popularisés d’ailleurs ensuite par l’ultragauche), trouvent leur source originelle dans les publications égyptiennes de Johann von Leers, alias Omar Amine.
Bardèche conçut en effet ses ouvrages négationnistes à partir de la traduction de l’allemand et de l’arabe d’un des écrits de von Leers, qu’il admirait, notamment deux pamphlets : Nuremberg ou la Terre promise, puis Nuremberg II ou les Faux Monnayeurs, en 1948 et en 1950. Les juifs y sont accusés d’avoir déclenché la Seconde Guerre mondiale, idée reprise dans la charte du Hamas. Les thèses négationnistes de von Leers-Omar Amine seront même intégrées par Nasser qui déclarera, le 1er mai 1964, dans une interview à l’hebdomadaire allemand : « Personne ne prend au sérieux les mensonges des six millions de juifs assassinés. »
L’idéologue majeur des Frères musulmans et des djihadistes, Sayyid Qutb, écrivit au début des années 1950 un opuscule judéophobe de quarante pages intitulé Notre combat contre les Juifs qui devint la référence majeure des islamistes de tous poils. En voici la teneur : « Les juifs devinrent les ennemis de l’islam dès qu’un État musulman fut établi à Médine. Ils complotèrent contre la communauté musulmane dès que celle-ci fut créée […]. Cette âpre guerre que les juifs nous ont déclarée […] dure sans interruption depuis quatorze siècles et enflamme, encore maintenant, la terre jusqu’en ses confins. » Il affirme également que les Juifs disposent d’une armée d’agents jusque dans les rangs des autorités religieuses islamiques ; qu’ils sont à l’origine du matérialisme, de la « sexualité animale », de la destruction de la famille et de la société (accusant Marx, Freud, la psychanalyse juive, Durkheim), qu’ils « se sont opposés au renouveau islamique » et sont à l’origine de la « disparition du Califat » (Atatürk étant un « juif » masqué). Qutb conclut en se félicitant qu’« Allah a envoyé Hitler pour punir les Juifs ». Déjà, dans son ouvrage le plus célèbre, Jalons, il les accusait de pratiquer l’usure « afin que toutes les richesses de l’humanité tombent aux mains de leurs institutions », puis de « comploter » pour « infiltrer tous les rouages politiques et mettre en oeuvre leurs néfastes projets ». En 1964, son appel à la haine envers les juifs fut réimprimé par Zayn al-Din al-Rakkabi, directeur de l’Imprimerie nationale saoudienne, qui y ajouta un commentaire citant Les Protocoles des Sages de Sion comme « preuve de la véracité des accusations portées par Qutb contre les juifs ».
Aujourd’hui, le style des Protocoles des Sages de Sion est profondément ancré dans les mentalités et représentations arabo-islamiques jusqu’aux plus prestigieuses sphères politico-religieuses. Ainsi, dans son ouvrage de référence, le cheikh Mohammed Tantaoui, ancien dirigeant suprême de l’université islamique sunnite, al-Azhar (Égypte, Le Caire), intitulé Le Peuple d’Israël dans le Coran et la Sunna (1997), explique que « les juifs étaient derrière la Révolution française et celle d’octobre. Qu’ils provoquèrent les deux guerres mondiales. Qu’ils contrôlent l’économie et les médias mondiaux. Qu’ils cherchent à détruire la moralité et la religion, et à organiser la prostitution à travers le monde ».
Tantaoui se félicite qu’« après la publication des Protocoles en Russie, quelque 10 000 juifs furent tués ». Il fait même référence, comme Qutb, à Mein Kampf : « Si le juif, à l’aide de sa profession de foi marxiste, remporte la victoire sur les peuples de ce monde, son diadème sera la couronne mortuaire de l’humanité. Alors la planète recommencera à parcourir l’éther comme elle l’a fait il y a des millions d’années : il n’y aura plus d’hommes à sa surface. La nature éternelle se venge impitoyablement quand on transgresse ses commandements. C’est pourquoi je crois agir selon l’esprit du Tout-Puissant, notre créateur. »
Le dernier livre d'Alexandre del Valle: « Les vrais ennemis de l’Occident, du rejet de la Russie à l’islamisation des sociétés ouvertes » paraîtra le 26 octobre aux éditions du Toucan.
Disponible sur le site de l'éditeur, sur Amazon et la FNAC.