La synthèse “national-islamiste” d'Erdogan
Comment le néo-Sultan turc est parvenu à justifier sa dérive dictatoriale au nom de la démocratie et de la lutte contre le terrorisme.
Moins d'une semaine après la tentative de putsch contre le pouvoir AKP (parti de la Justice et du Développement, tendance islamiste) au pouvoir en Turquie, une nouvelle étape dans la dérive autoritaire et "national-islamiste" de la présidence de Recep Tayyip Erdogan a été franchie. Sous le prétexte d'extirper le mal putschiste de Turquie qui serait le fruit d'une conspiration du mouvement islamique Fettulah Gülen (leader d'une puissance organisation religieuse modérée, Hizmet, "infiltrée" dans l'Etat et à la tête d'écoles religieuses et d'empires économico-médiatiques), le Néo-Sultan poursuit le processus de dékémalisation et de dérive dictatoriale du pays au nom de la démocratie et des valeurs de la République turque habilement subverties.
La répression consécutive au putsch, tout aussi prévisible voire planifiée que le putsch lui-même, concerne tous les pans de la société turque : enseignement, armée, tribunaux, police, partis politiques, médias.
Chaque jour, de nouvelles mesures de limitation des libertés et de répression sont prises et éloignent toujours plus la Turquie (candidate à l'Union européenne) de l'Etat de droit. Le pouvoir justifie cela par l'objectif fallacieux "d'éradiquer tous les éléments de l'organisation terroriste impliquée", en fait le mouvement de Fettulah Gülen, pourtant ancien complice de l'AKP qui permit à Erdogan d'arriver au pouvoir en 2002 mais qui s'est opposé depuis 2008 à la dérive anti-occidentale, autoritaire et radicale du néo-Sultan. Depuis, la guerre est totale entre les deux tendances islamistes : l'une, qui est à la fois nationaliste et islamiste, le parti de la Justice et du Développement, issu du fameux Milli Görüs, sorte de Frères musulmans turcs, produit d'une synthèse islamo-nationaliste et néo-ottomane qui signifie justement "vision nationale" en turc ; et l'autre, l'Hizmet de Gülen, très démocratique, conservatrice et pro-occidentale, bien qu'islamique. Au total, près de 60 000 Turcs ont été touchés par les purges et la nouvelle chasse aux sorcières : outre de nombreux militaires incarcérés, démis de leurs fonctions ou inculpés, au moins 3000 juges ont été suspendus ou arrêtés, près de 10 000 suspects ont été placés en garde à vue ou arrêtés, la plupart du temps sans preuves ; une centaine de généraux et amiraux ont été placés en détention provisoire ou sont en attente de leur procès ; de très nombreux soldats putschistes, opposants-comploteurs présumés, militants du mouvement de Gülen, ont été torturés et privés de contacts avec leurs avocats et familles, ceci afin de leur soutirer au plus vite des "aveu.
Et le propre aide de camp d'Erdogan, Ali Yacizi, a été incarcéré. Des milliers de professeurs et de maîtres d'école, militants ou non du mouvements de Gülen ; des Kémalistes vieille garde, des activistes des droits de l'homme, des journalistes ont été subitement en sans fondement juridique licenciés, arrêtés ou inculpés. La répression qui s'abat sur la Turquie au nom d'une étrange conception de la démocratie et de l'éradication des putschistes - dont nombre d'analystes commencent à se demander s'ils n'ont pas été piégés par Erdogan afin de justifier la dérive dictatoriale en réaction -, est sans équivalent dans l'histoire de la République turque depuis le coup d'Etat et le régime militaire des années 1980. Sous prétexte que "le putsch ne serait peut-être pas fini", comme le répète à l'envi l'irascible Erdogan, le président-sultan a décrété trois mois d’état d’urgence qui font que l'ensemble de la Turquie vit désormais sous un régime d'exception et de répression à l'instar de ce qui est déjà dans le cas depuis des mois dans le Kurdistan turc. Celui-ci est régulièrement bombardé massivement par l'armée puis soumis à couvre-feu et à une répression permanente que la presse occidentale passe d'ailleurs presque totalement sous silence.
Lors de la dernière réunion du Conseil National de Sécurité turc (le jadis tout puissant MGK), le président turc n'a cessé de justifier ces mesures en affirmant que le coup d'Etat n'est "peut-être pas fini" et qu'il "pourrait y avoir d'autres plans", n'hésitant pas à surfer sur le nationalisme le plus xénophobe et complotiste en réitérant son accusation selon laquelle des "pays étrangers" auraient été à l'origine du putsch, en fait les Etats-Unis sans les nommer. Ironie de l'histoire, c'est en tant qu'homme fort du MGK, organe longtemps contrôlé par les militaires kémalistes qui renversa le premier gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan (alors mentor d'Erdogan) et Erdogan lui-même, en 1997, alors mis en prison, que le néo-sultan fait aujourd'hui incarcérer des militaires qui l'avaient jadis arrêté ! Une ruse de l'histoire ou une revanche "post-kémaliste" que nombre de militants de partis islamistes interdits dans le passé par les militaires et les juges (Fazilet, Refah partisi, etc) doivent particulièrement savourer... Rappelons aussi que si le MGK renversait les pouvoirs (islamistes) issus de la famille politique d'Erbakan et d'Erdogan accusés de "trahir la République" et de "saper ses valeurs kémalistes", aujourd'hui le MGK obéit au pouvoir civil islamiste en partie parce que ses prérogatives constitutionnelles politiques ont été abolies sur exigence de l'Union européenne en 2005 au nom du "5ème paquet de réformes" inhérente à l'application par le pays candidat de "l'acquis communautaire". En termes clairs, si les Kémalistes anti-Erdogan et anti-AKP ne peuvent plus déposer un gouvernement islamiste, et si Erdogan est si puissant aujourd'hui et échappe aux coups d'Etat légaux (car jadis le MGK pouvait légalement renverser un pouvoir qui atteint à la constitution alors qu'aujourd'hui c'est un putsch inconstitutionnel), c'est parcequ'il a su utiliser la candidature à l'entrée dans l'UE et l'appui occidental comme un "cheval de Troie", un bouclier juridique contre ses ennemis intérieurs.
La carte de l'orgueil nationaliste et du populisme
Offensif comme de coutume, Erdogan a également joué la carte du nationalisme et de l'orgueil turc, qui lui a déjà permis de gagner 10 points lors des dernières élections, notamment en sommant les Occidentaux de s'occuper de leurs affaires lorsqu'ils ont condamné la répression. Ainsi, répondant sur Al-Jazira aux aux propos de Jean-Marc Ayrault qui a critiqué la purge, Erdogan lui a fait savoir qu'il devrait "se mêler de ses affaires" ; qu'il "n'a pas l'autorité pour faire ces déclarations" et que "s'il veut une leçon de démocratie, nous pouvons aisément lui donner". C'est justement là qu'Erdogan est un génie politique au sens cynique et primaire du terme et un champion de la communication populiste. Culotté, il justifie depuis des années le démantèlement des institutions et pouvoirs kémalistes - donc laïques - de l'Etat turc au nom de la "défense de la démocratie" et en pointant du doigt ses rivaux islamistes du mouvement Fetullah puis légitime la répression absolue des Kurdes ennemis de Da'ech et de tous ses opposants au nom de la lutte contre les "terroristes", ceci alors même que la Turquie a aidé l'Etat islamique et continue d'appuyer les Frères musulmans et souvent les jihadistes en Syrie, en Libye, à Gaza ou ailleurs. Comble de l'ironie, ou summum de la manipulation politique et communicationnelle, cette posture ultra-nationaliste, xénophobe, anti-occidentale et populiste lui assure une popularité croissante et donc permet de neutraliser jusqu'à une partie des nationalistes laïques les plus intransigeants qui détestent autant que lui - mais pas pour les mêmes raisons - le mouvement de Fetullah Gülen, désigné à la vindicte publique comme le bouc-émissaire parfait. Cette stratégie, initiée bien avant le coup d'Etat par celui qui se dit continuateur d’Atatürk tout en démantelant les acquis du "Père de la nation turque", a forgé ce que j'ai appelé la synthèse "national-islamiste" et "néo-ottomane" véritable idéologie du noyau-dur de l'AKP et d'Erdogan. Cette synthèse fut d'ailleurs inaugurée dans les années 1980 par le très panturc et ottoman Turgut Ozal, autre mentor d'Erdogan lié aux grandes confréries islamistes et aux Saoudiens, lequel disait, la Turquie est "laïque, mais moi je suis musulman".
La stratégie du bouc-émissaire
Tirant les leçons de son incarcération pour "incitation à la haine religieuse" en 1997 par des militaires lorsqu'il était maire d'Istanbul, Recep Tayyip Erdogan sait depuis le début de son accession au pouvoir en novembre 2002, qu'en Turquie, la constitution et l'image intouchable du fondateur de la République turque (donc laïque), Atatürk, empêchent de dénoncer ouvertement l'idéologie kémaliste (du surnom d’Atatürk, "kémal"). Ainsi, afin de neutraliser ses propres ennemis naturels kémalistes-laïcards, il ne les a pas accusé directement d'être à l'origine du coup d'Etat, mais a pointé du doigt ses anciens alliés devenus rivaux du mouvement Hizmet, dont le leader charismatique et fondateur, Fetullah Gülen, est réfugié aux Etats-Unis, sachant bien que celui-ci est aujourd'hui détesté à la fois par les plus laïques et par les islamistes AKP tendance pro-Frères musulmans qui lui reprochent son pro-occidentalisme et sa modération.
Comparable pour certains à l’Opus Dei, cette organisation musulmane-conservatrice modérée, pro-israël, anti-jihad, opposée à la dérive autoritaire de l'AKP, a un fonctionnement hiérarchisé, possède un immense réseau d'école religieuses, récemment mis à mal par l'AKP, un empire médiatique gigantesque et a même infiltré une partie de l'Administration et de l’Etat turc, ce qui a suscité de nombreux fantasmes. Rappelons tout de même que lorsqu'Erdogan est arrivé au pouvoir en 2002, il a largement bénéficié de l’appui des organisations confrériques islamiques (Suleymanci, Naqshbandiyya, etc), et surtout celle de Gülen. Erdogan et Fetullah Gülen étaient alors unis contre les kémalistes et les militaires adeptes de la laïcité turque intransigeante (laiklik). Mais depuis l’affaire du complot Ergenekon en 2007-2008 (nom du présumé réseau criminel composé de militaires, de magistrats et de journalistes, qui servit déjà de justification au démantèlement des institutions militaires laïques et kémalistes depuis 2008), des purges récurrentes ont été commises contre des militaires, des journalistes, des fonctionnaires, des militants démocrates, etc, renforçant ainsi la rivalité entre la tendance pro-Frères musulmans d'Erdogan et les démocrates-musulmans modérés de Fettulah Gülen. Aujourd'hui, l'arrestation aberrante de 3000 juges et autres fonctionnaires au nom de la purge contre les "putschistes", puis le fait qu'Ankara n'ait pas pu donner aux Etats-Unis la moindre preuve de l'implication de Gülen dans le coup d'Etat pour répondre a la demande d'extradition (refusée par Washington) montre bien que le néo-Sultan profite de ce coup d'Etat. Certains affirment même qu'il l'aurait peut être même laissé en partie survenir (il était au courant depuis des semaines) - afin de justifier en réaction une répression sans précédent et surtout pour mettre hors jeu définitivement tous ses opposants politiques, nationalistes kémalistes ou fettulahci, y compris les juges. Ces dernier demeuraient en effet, avec les militaires kémalistes et Hizmet, l'un des derniers contre-pouvoirs à l'Etat AKP. D'autant qu'il est vrai qu'une partie de l’armée est tentée par un coup d’Etat depuis la dérive autoritaire du président turc à qui elle reproche d’avoir accueilli des jihadistes syriens en masse sur le sol turc (cf Alexandre del Valle et Randa Assis, Comprendre le chaos syrien, 2016).
Le roi des revirements et du "Kairos"
En fait, il est clair que le coup d'Etat avorté, qu'il ait été commis par les maximalistes, le mouvement de Glen ou les deux, ou même qu'il ait été "facilité" par le pouvoir en place, a été une véritable aubaine pour Erdogan. Rappelons que la justification de sa dérive néo-dictatoriale au nom d'une conception "national-islamiste" particulière de la démocratie et du combat contre les putschistes, n'est pas nouvelle. Depuis 2007, elle est le cœur de la stratégie subversive et de la rhétorique d'Erdogan qui accuse ses opposants de tous poils (maximalistes, pro-occidentaux, fetullah, etc) de fomenter un coup d’Etat. Capable de tous les revirements même les plus improbables pour installer son autocratie, et maître en matière de double discours, de billards à trois bandes et de "kairos" (l'art de saisir "le moment opportun"), le président turc est allé ces derniers mois jusqu'à se rapprocher des ses ennemis idéologiques naturels : ultra-nationalistes, extrême droite, certains kémalistes réformistes, notamment en fédérant la haine envers les Kurdes et en galvanisant l'orgueil turc face aux "ennemis extérieurs et intérieurs". Cette stratégie extrêmement efficace lui a permis de gagner dix points lors du dernier suffrage électoral et elle a eu pour résultat escompté la division de l’armée, désormais très partagée à l'égard de la nouvelle synthèse "national-islamiste" d'Erdogan. De la même manière, en opérant un virage à 180 degrés vis-à-vis de Da'ech et des jihadistes syriens, suite aux différents attentats jihadistes perpétrés sur le sol turc, notamment le dernier à l’aéroport d’Istanbul, Erdogan a subitement réussi à faire oublier qu'Ankara aidait encore l'Etat islamique et appuie encore moult groupes islamistes combattants en Syrie ou ailleurs (Hamas à Gaza, Fajr Libya et GILC en Libye, etc) et est même allé jusqu'à modérer, via son premier ministre Yildirim, son hostilité pourtant farouche à Bachar Al-Assad. Il est ainsi parvenu à couper l’herbe sous le pied des militaires anti-AKP grâce à un grand écart politique et géopolitique digne de Machiavel. Il est vrai que dans le but de neutraliser la partie de l’armée qui était ou demeure le plus hostile à tout ce qu'il représente, il a dû donner des gages : rapprochement récent avec Israël ; réconciliation en cours avec la Russie de Vladimir Poutine à qui a été adressée une lettre exprimant des "regrets" pour l'affaire grave du chasseur Sukoï 24 abattu en novembre dernier par l'aviation turque. Tout cela a été plutôt bien perçu par la tendance dure nationaliste-souverainiste de l’armée qui ne souhaite pas de conflit avec la Russie et qui avait dénoncé le soutien aux jihadistes en Syrie et la rupture brutale avec l'ancien allié baathiste syrien puis la brouille irrationnelle avec Israël, dont la Turquie a besoin sur les plans économiques et militaires. Par ailleurs, il est vrai que sa crainte de voir l’armée réagir à sa gestion du dossier syrien et de lui imputer la responsabilité des attentats jihadistes en Turquie, l’a poussé à faire considérablement évoluer sa position. Il faut bien mesurer que l’armée était jusqu'à peu un Etat dans l'Etat en Turquie, notamment sur le plan économique (fonds de pension OYAK, etc), un peu comme en Egypte. On ne peut donc durablement avoir toute l’armée contre soi dans ce pays, d'où le paradoxe actuel qui réside dans le fait qu'Erdogan lutte contre les tendances les plus hostiles et putschistes de l'armée, (kémalistes et mouvement de Gülen) et contre l'idée même d'un pouvoir politique des militaires ("dékémalisation"), tout en ayant l'appui de plus de la moitié de l'armée et d'autres nationalistes. Quoi qu'on pense d'Erdogan, il a réalisé depuis 2002 presque tous ses objectifs, et le dernier en date est un véritable coup de maître.
http://www.atlantico.fr/rdv/geopolitico-scanner/synthese-national-islamiste-erdogan-alexandre-del-valle-2771452.html